En mai 2000, Eurotechnopolis Institut réunissait quelques responsables d’entreprises pour tenter de clarifier l’idée que nous nous faisons de l’économie immatérielle. La discussion fut chaude. Nous restions partagés sur une conclusion paradoxale : la valeur en économie immatérielle tenait-elle de l’intensité du « désir » ? Une donnée où l’irrationnel dominerait le jeu des acteurs ? Vouloir acheter le livre d’Harry Potter est un désir qui peut aller jusqu’à faire veiller un fan la nuit de la mise sur le marché du dernier opus de la saga. Idem pour voir une idole, pour se procurer un service ou un produit auquel on attache une grande importance. Importance qui est proportionnelle au désir de posséder pour des milliers voire des dizaines de milliers d’individus. Mais qu’une série de chansons ne plaisent plus, qu’un gadget n’attire plus, qu’une mode de vêtement ou de voiture cesse et ce sont des pans entiers d’activités qui sombrent rapidement corps et biens. De la même façon, la variation du prix de l’immobilier dans une ville sera dans le désir d’acheter autre chose que de la surface qui fera la différence. Le calme, le site, les commodités, les écoles, le style … autant de facteurs immatériels qui joueront pour augmenter ou diminuer la valeur tangible du bien. Tous ces facteurs ne tiennent qu’à une chose, une pulsion : le désir.

L’économiste Benoît Tonglet, parlant des cycles de Kondatrieff, esquisse dans ces travaux ce qui nous paraît être une des grandes idées de l’économie immatérielle ; elle n’est plus une économie rationnelle . adevsElle est une économie « du désir » initiée par l’innovation, stimulée par les investissements. Cette économie du désir impose de considérer toute initiative comme une préférence individuelle ou collective. Un « désir » qui déborde du cadre de la simple consommation. Je ne travaille qu’avec la collectivité que je trouve sympa, l’entreprise qui me plaît, je n’échange ou ne fourni mes savoirs que dans des écosystèmes socio économiques dont je partage les valeurs. J’achète à des entreprises qui ont su gagner une réputation sur la toile. L’attractivité devient un aspect du capital immatériel de l’entreprise ou de l’institution. Pour De Murray Rotbard, « Ce sont les jugements de valeur personnels qui forment la substance de la théorie économique. Car au fond, la science économique ne traite pas des entités ni des objets- matériels; ce qu’elle analyse, ce sont les attributs logiques et les conséquences de l’existence des jugements de valeur formés par les personnes. » Et plus loin, « La raison d’être et la force motrice de l’action humaine, et par conséquent de l’économie de marché entre les hommes, ce sont les évaluations individuelles. L’action est le produit d’un choix entre des possibilités concurrentes, c’est-à-dire des préférences personnelles quant à ces possibilités. » Suit un ensemble de considérations très sophistiquées et soporifiques qui nous résumerons ainsi : « il n’y a pas de mal à se faire du bien … en écoutant ses inclinaisons naturelles » Georges-Hubert de Radkowski, dans son livre « Métamorphoses de la valeur », rappelle pour sa part « l’inanité de penser la valeur à la seule aune des sciences économiques» . Pour lui aussi,  » le vrai contexte de l’économie est non pas celui de marchandises et de valeurs qui circuleraient seules, mais celui des individus qui les font circuler « . La valeur d’estime ou de « préférence » de l’économie immatérielle est de plus en plus sensible aux humeurs des communautés sur la Toile. David Ricardo passera de peu à coté de la notion de valeur d’estime que seul l’Abbé Condillac saura mettre en évidence à l’époque sans que son enseignement soit retenu. On peut imaginer que Ricardo aurait été bien en peine d’estimer la valeur du Dôme de la cathédrale de Florence à la seule mesure des heures travaillées (stock travail) ou des millions de briques (stock capital) qui ont été nécessaires pour le construire. La valeur d’estime de cette œuvre d’art architecturale est aujourd’hui un des leviers d’attractivité et de richesse pour la région de Florence. Ce raisonnement va s’appliquer à une majorité de biens numériques. Elle arbitrera de plus en plus les échanges immatériels qui ne se fondent plus sur la « valeur quantité de travail » énoncé par Adam Schmitt en regard d’un procédé de fabrication physique quelconque et relayé par David Ricardo. Pour Murray « C’est l’action effective, et l’action seule, qui exprime les préférences ». wantkidscreamCe qui, en matière de commerce, tend à conforter la notion d’achat d’impulsion, spéculatif, du au désir de… On peut déduire sans grand risque qu’il y aura dans le commerce des biens ou services immatériels une part croissante de la création de valeur qui viendra de la subjectivité, de l’estime porté par chacun (personne ou entreprise) envers l’objet de son désir . Le prix que l’on acceptera de payer – donc la marge dégagée pour le vendeur – sera directement lié à l’estime porté tant envers l’objet que son contexte. L’estime que l’on porte au vendeur et à ses valeurs, par exemple. Nous sommes bien devant un choix de préférence qui sera dicté par des considérations psychologiques, des comportements qui ne seront pas uniquement lié au produit ou au service. Qui peut dire aujourd’hui qu’il a fait son choix de façon rationnelle ?! Personne. Au contraire nous menons des stratégies d’achat tendant à réduire les risques de désagréments, des désillusions dans son usage. On peut bien en conclure que la création de valeur ne se fait plus simplement dans les bureaux d’étude et dans les unités de fabrication. Elle se réalise aussi dans la capacité à devenir une entreprise relationnelle et attractive. Bref, vous voilà avec sur les bras l’hypothèse de créer une fonction « de représentant des affaires étrangères » dans votre entreprise ;-)).

Cette valeur « subjective » est soumise aux caprices du sort et des affaires, mais aussi aux caprices de la bourse. Dans un système économique stabilisé (disposant d’un pouvoir d’achat donné et faiblement évolutif) ce sont les déplacements des allocations financières de millions d’individus qui causent le succès ou la perte de sociétés dans le monde. Bien sur, ces mouvements n’ont pas la même ampleur ni tout à fait les mêmes causes selon les filières industrielles et économiques. On peut le constater en matière d’architecture, de produits bancaires, de modèles de voitures comme d’avion, il y a un état de l’art industriel qui a plus ou moins de succès selon les régions du monde. La décision d’achat d’un souscripteur d’une action d’Eurotunnel peut avoir pour origine « le sentiment flatteur de participer à l’un des grands travaux du siècle dernier ». Différemment, le désir du gain facile alimentait la spéculation des achats d’Amazon.com à la même époque. L’action changeait de main tous les six jours en moyenne ! En pratique on s’aperçoit que la valeur immatérielle reste caractérisée par une forme d’irrationalité bien connue des spéculateurs qui tentent de deviner un peu à l’avance le moment où le désir aura disparu éventuellement remplacé par le déplaisir. Ces comportements peuvent dérouter les conjoncturistes. Pourquoi les gens investissent-ils dans des produits bancaires au rendement négligeable alors que d’autres produits rationnellement plus intéressants n’ont pas de succès ? Parce que les anticipations de gains supposés ont eut plus d’importance que les gains prouvés de produits bien connus. L’engouement pour certains gadgets ne dure qu’un temps. Nous n’en parlons plus. Mais lorsque qu’ils étaient à la mode, l’intensité du désir collectif de posséder cet étrange objet était à son comble. Les sociologues interpelés parlent d’un « behaviorisme économique » . Tout le problème tient à ce que ce béhaviorisme économique collectif prend une ampleur sans précédent. Grâce à Internet, il est soumis maintenant à divers réseaux d’influences qui entraînent le succès ou l’échec d’un service ou d’un produit indépendamment de ses qualités ou de ses défauts spécifiques. Ce n’est pas difficile à comprendre, ni à constater. La critique de ce film est abominable mais le nombre d’entrées en fait un succès. Pourquoi ? Parce que le casting est bon, les acteurs choisis attirent les publics. Des publics qui viennent voir des personnalités auxquels ils s’assimilent ou différemment qui les séduisent quitte à trouver, comme la critique, que le film est nul. Voilà pourquoi les plus habiles de spécialistes de l’intelligence économique sont « branchés » sur ces réseaux qui influencent les tendances, qui alertent sur les bonnes affaires, qui constituent autant de leviers pour diffuser des idées qui deviendront « à la mode ». L’économie moderne est soumise à des effets météo locaux et ce serait une grosse erreur que de considérer qu’ils pourraient avoir des effets globaux. Cela reviendrait à vouloir faire des moyennes sur les vitesses du vent sur nos continents pour en tirer des enseignements météorologiques.

Précédent

La Toile favorise la circulation non monétaire

Suivant

Sommes-nous tous des plagieurs!?

A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

1 commentaire

  1. un peu dense cet article, mais le sujet est passionnant : il y a un petit livre sur la jouissance, le désir qui m’a permis de comprendre comment je fonctionnais en termes psychologiques par rapport à la consommation – ça s’appelle « Peut-on jouir du capitalisme ? » par Miranda

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

15 − 14 =

Voir aussi

vingt − quatre =