La science et les applications de la recherche sont le moteur de la croissance économique et de la création de milliers d’emplois. Les nations sont de plus en plus attentives à suivre les retombées marchandes de leur R&D et de faire de leurs innovations, des succès commerciaux. Cette préoccupation n’est pas nouvelle mais certaines semblent s’en sortir plus brillamment que d’autres. Malgré d’indéniables talents, l’ingéniosité de nos ingénieurs pour valoriser leur inventivité semble n’avoir pas toujours été à la hauteur. Les retombées économiques des innovations françaises restent insuffisantes. Alors, quel est notre maillon faible !? Faut-il parler de malédiction comme le suggère  le Point du 10 mai 2012 ?  Déjà au siècle dernier Henri Duvernois[1] dramaturge français, ne disait-il pas, parlant de son  infortune matrimoniale ; « Ma femme ? Je ne saurais mieux la comparer qu’à une invention française. C’est moi qui l’ai trouvé… ce sont d’autres qui en profitent ! ». Cruel, mais qui nous rappelle que depuis longtemps nombre d’entreprises ou de laboratoires n’ont pas su ou pu développer l’aspect marchand de leurs innovations. Un phénomène courant, connu, souvent brocardé, mais qui n’est pas un apanage hexagonal. La plupart des spécialistes connaissent l’histoire du PARC de Xerox à Palo Alto en Californie, fort de nombreux brevets mais qui connu de grosses difficultés pour développer les applications pratiques de ses innovations. Les Etats Unis ont compris depuis les années 80 que financer la R&D sans se mobiliser sur ses applications crée un risque de perte de compétitivité. Les grandes universités comme diverses agences gouvernementales (Darpa et Nasa inclus) sont sous la pression des parlementaires américains qui entendent voir celles-ci ouvrir de nouvelles opportunités d’affaires sur les marchés mondiaux. Cela expliquera l’agressivité de leur politique de dépôt de brevets, pas toujours très solides, mais utiles pour l’image de la structure déposante, sans compter l’effet psychologique sur les concurrents. Si les entreprises françaises déposent et protègent leurs inventions avec l’idée de les exploiter, les entreprises américaines déposent avec l’idée d’intimider tout nouvel entrant sur leurs marchés respectifs[2]. Jusqu’à 40% de ces dépôts tomberaient d’eux-mêmes durant les procédures de délivrance selon Christian Derambure, conseil en PI et ex président de la Compagnie Nationale des Conseils en Propriété Industrielle . D’ailleurs une majorité ne fait l’objet d’aucune exploitation et ne tiendrait pas juridiquement face à des demandes reconventionnelles d’un concurrent. Par contre cette « propagande » peut geler des initiatives pendant 3 à 5 ans, durant lesquels ces dépôts sont soumis aux procédures de délivrance. Cela veut dire qu’une analyse quantitative du nombre de dépôts n’a pas grand sens lorsque ces dépôts n’ont d’autres buts que de geler les innovations concurrentes. Rajoutons enfin que le fait de déposer n’est pas la garantie du succès d’une innovation sur son marché. Il faut des conditions parfois heureusement réunies : voir l’histoire du postit de 3M. Multiplier les dépôts n’augure pas d’une exploitation conséquente. Les inventeurs – dont certains l’ont payé cher – vous le confirmeront.

En nous quittant dernièrement,  Roland Moreno laisse une exception française qu’il doit à son exceptionnelle obstination pour protéger son invention. Mais aussi à l’assistance d’un corps d’ingénieurs brillants qui surent épauler un inventeur « bordélique ». Bull, effectivement, comme l’écrit le Point, est passé à côté de la micro informatique avec le R2E d’André Truong, reconverti en écrivain de SF. Mais IBM aura fait de même en loupant ce marché de la micro informatique quelques années plus tard. On peut affirmer sans esprit cocardier que les français ont été à l’origine de nombreuses innovations majeures[3]. Contrairement à ce qu’en dit le Point, celle de Louis Pouzin aura un grand avenir. Inventeur des « datagrammes[4] »,  il sera à l’origine du réseau Transpac  à commutation de paquets qui sera utilisé sur notre Télétel précurseur, plus tard supplanté par l’Internet qui utilisera les mêmes protocoles sans grand profit ni pour lui, ni pour la France[5]. Car c’est bien là que nos inventeurs manquent leurs rendez vous avec leurs marchés. Quelle diablerie agit donc ?

Le chaînon manquant . Si on revient un instant sur l’histoire de la carte à puce de Moreno, son développement sera confié à Gemplus et à des dirigeants qui, suite à de nombreuses maladresses et quelques magouilles, enverront dans le mur un fleuron de l’innovation française. Que peut-on conclure de ces nombreux échecs que souligne à satiété l’hebdomadaire français ? Quel enseignement tirer de cette sorte de « vallée de la mort » entre la belle innovation et son déploiement qui fait avorter le génie français sur les marchés ?  Il ne s’agit pas de s’interroger sur la créativité et l’expertise française en matière d’innovation. Nous avons l’une et l’autre ! Il ne s’agit pas de parler du recul français en matière de dépôts de brevets. Trop de biais fragilisent les résultats réels ! La question est de savoir pourquoi nos inventions ne nous rapportent pas suffisamment d’argent, ni d’emplois ? Pourquoi ce moteur économique est-il poussif en France ? Chercheurs mal payés ? Budgets anémiés ? Projets sans audace ni retombées ? Recherche mal organisée et mal protégée ou plutôt exploitation sans vigueur de nos savoirs ? Pourquoi de prestigieuses universités américaines disposent d’un trésor de guerre fabuleux issu des royalties de leurs brevets… et pourquoi pas les nôtres !?  Ce déficit est-il imputable à une fiscalité mal ficelée, à un déficit d’idées des laboratoires ou des think tank des entreprises ou plus simplement à l’incapacité du management français à tirer profit des Idées ? Serions-nous de bons inventeurs et de mauvais développeurs !?

Pour ma part, mon opinion est faite depuis longtemps. Dans ce pays la peur de l’échec reste toujours très pénalisante. Car avoir des Idées, c’est se mettre en danger, c’est déranger l’ordre établi et parfois remettre en question des statuts ou des organisations fortement accrochées à leurs habitudes.  Sortir de sa zone de confort n’a rien d’évident, aussi se développe-t-il une propension à croire que seuls nos jeunes gens le feront plus facilement et plus massivement. Voilà sans doute une raison profonde qui explique que la jeunesse plus enthousiaste, ayant moins à perdre, soit la plus motivée et visible dans les processus de création d’activités ou de services nouveaux. Mais n’oublions pas pour autant que nombre d’inventions majeures nous les devons à des femmes et des hommes arrivés dans la force de l’âge et dotés d’une forte expérience. Pasteur n’était pas une « jeune pousse » et les frères Lumière n’étaient pas les perdreaux de l’année.  Il ya quelque temps, une enquête d’Oseo tranchait sur la politique du babysitting des jeunes inventeurs prôné par les pouvoirs publics. Une majorité de chefs d’entreprises – des praticiens avertis – déclarait avoir plein d’idées d’innovations pouvant booster leurs entreprises. Et, à la question de savoir pourquoi ils ne les mettaient pas en œuvre, la réponse était «Je n’ai pas de temps, ni l’argent et de plus je ne sais pas comment on pourrait m’aider ». En d’autres termes, ils ne sont pas suffisamment accompagnés et rassurés pour accepter de quitter leur zone de confort, alors qu’ils se sentent souvent très fragiles. Car parlant d’innovations, je n’oublie jamais qu’à partir de l’idée originale d’un homme ou d’une équipe, d’autres experts devront venir à la rescousse qui estimeront la faisabilité de sa mise en pratique. Disposer d’ingénieurs concepteurs brillants ne suffit pas pour donner l’accès aux marchés. Ce sont d’autres profils et d’autres compétences qui deviennent indispensables aux géniteurs d’une innovation, même de grande valeur. Ainsi tout au long de la chaîne qui conduit et aboutit à une possible mise sur le marché, il y a les moyens et les méthodes qui permettent le développement d’une invention et sa mise en œuvre. Dans cette chaîne parfois improbable d’intervenants, je n’oublie pas non plus la multitude de ronds de cuir incompétents qui perturbe l’efficience de celle-ci. Je crois qu’une bonne innovation trouvera toujours des financements. Par contre voir de bonnes idées de multiples entrepreneurs mourir dans une sorte de « vallée de la mort » faute d’une logistique globale efficiente me désole absolument. Car c’est bien d’un écosystème fiable d’accompagnement aux innovations dans les PME dont nous manquons encore cruellement. Une conclusion largement développée par Patrice Noailles dans ses travaux sur les stratégies d’innovation. Rien n’est perdu nous disent les auteurs du « Rebond économique de la France » (Pearson), qui nous invitent à l’optimisme. Écrit à plusieurs mains, il présente plus de 300 innovations significatives où la France pourrait retrouver un leadership international. Je leur donne rendez vous dans trois ans pour en mesurer les résultats réels sur notre économie et nos emplois. Aussi, si comme Henri Duvernois, vous désespérez un jour, rappelez-vous cette citation de Pierre Dac « Rien n’est jamais perdu tant qu’il y a quelque chose à trouver ».

 Pour en savoir plus :

http://www.fondationconcorde.com/publications-fiche.php?id=64
http://www.alyon.org/generale/histoire/science/grandes_inventions_depuis_1600.html

http://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_d%27inventions_fran%C3%A7aises

http://institutdeslibertes.org/2012/03/27/linnovation-industrielle-en-revolution/


[1]De son vrai nom Henri-Simon Schwabacher 1875-1937

[2] Google vient de porter plainte contre Nokia et Microsoft accusés de collusion en utilisant des trolls de brevet ( brevets fantômes) pour justifier des augmentations de prix dans les terminaux mobiles (Les Echos 1er juin 2012)..

[4] Ou « commutation de paquets » qui servira à la mise au point des normes d’échanges sur Internet.

[5] Dans le même ordre d’esprit, la France aura été à l’origine des principaux langages et méthodes utilisés en informatique dans le monde ( Ada a été adopté par l’armée américaine) ce qui explique sans doute l’importance de sociétés françaises en développement informatique comme Cap Gemini ou Atos et l’excellent classement qu’elles ont dans le panel international de Forbes ainsi que le succès de leurs logiciels. On pourrait continuer à l’infini ces exemples.

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A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

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