En 2012, j’ai tenté de cerner un tant soi peu la problématique du plan câble en France. Un exercice à haut risque, j’en suis persuadé aujourd’hui. Évoquer la complexité d’un projet qui mélange les différents enjeux et contraintes du plan câble pour voir un peu le fond des choses ne me rendra pas très populaire. Les avertissements furent nombreux, ne parlons pas des précautions oratoires qui me décrivaient comme impossible une synthèse de ce jeu où chacun est un peu l’intoxiqué et l’intoxiqueur[1]. Pour tout dire, si j’ai titré cette contribution «  le serpent numérique » c’est parce que je pensais au film de Mowgly  et à son serpent charmeur et trompeur « Ka Aie Konfiance ». Car, le plan câble c’est bien cela, une jungle où cohabitent des acteurs aux intérêts parfois convergents, parfois divergents. Une jungle dans laquelle, a y bien réfléchir, j’ai aussi tiré la queue du tigre.

Ce jour de 1989, nous présentions le schéma directeur télématique des Yvelines. Nous étions réunis dans la salle de conférence du Conseil Général. La réunion était présidée par Michel Péricard, ex présentateur de télévision, écologiste avant l’heure, Maire de Saint-Germain-en-Laye et président de la Commission Télématique. A l’époque, les élus s’interrogeaient déjà sur les conséquences de l’implication de leurs collectivités dans l’implantation de la télématique. Michel Péricard résuma la question : « Mais enfin quel intérêt, quels avantages tirerons nous de votre plan, nous les élus !? » En fait, ce jour là, Péricard s’interrogeait déjà sur les ressources qu’il faudrait mobiliser, par qui elles seraient financées et sous quelle forme les élus obtiendraient un retour de leur investissement. Depuis plus de vingt ans, cette question est devenue le mistigri que tente de se refiler les différents acteurs impliqués par la mise en place des infrastructures réseaux, dont cette patate chaude qu’est le plan câble.

Le plan câble, un échec de la technocratie française ? Des sommes extravagantes ont été dépensées en voyages d’études, en rapports de missions parlementaires, en études d’experts. Un rapport de 2009 du Conseil Économique, Social et Environnemental, sur les conditions du développement numérique des territoires, commençait par ces mots : « Proposer que tous les Français aient accès au haut débit fixe et mobile à l’horizon 2012… ».  Décidément personne ne doute de rien ; c’est vrai « qu’impossible n’est pas français » mais enfin, à l’aulne de la réalité actuelle, nous en sommes loin. Selon l’Arcep, plus de 6 ans après son lancement, le déploiement du très haut débit en France touche à peine 220 000 clients et environ 6% des foyers éligibles fin mars 2012. Peut-on donner une explication à cette gabegie et à l’impuissance de l’État à faire aboutir un plan câble qui devient – non plus un serpent de mer – mais un véritable serpent numérique ? Peut-on stopper le gâchis correspondant alors que  les communes vivent mal leur obligation d’investir dans le câble sans en voir le retour?

Dans la soupe des chiffres recueillis ici ou là, on peut déchiffrer une triste situation[2]. D’une part, le réseau câble « normal » (hors fibre THD) couvre une très faible partie du territoire en dehors des grandes agglomérations, d’autre part, le nombre de prises actives en regard des prises disponibles représente à peine 17% du parc installé.  On dénombrait en 2003 une cinquantaine d’opérateurs techniques opérant sur des micros marchés. A l’époque, quatre d’entre eux couvraient plus de 90% du marché : Noos qui a fusionné depuis avec Numéricâble, puis France Télécom et UPC France, quasi marginaux à l’époque[3]. Ce fractionnement du marché n’a, bien sûr, pas favorisé le retour sur investissements des câblo-opérateurs qui, de plus, se sont vu imposer jusqu’en 2003 l’interdiction de couvrir plus de 8 millions de prises au prétexte de limiter toute position dominante. Excellente idée qui sera tout bénéfice pour le développement du satellite (et de Canal+) qui, n’ayant pas cette contrainte, réaliseront un chiffre d’affaires supérieur à celui du câble. Enfin les contraintes imposées au régime des multiples concessions de services et de contenus faites par les collectivités territoriales propriétaires des infrastructures, rendra encore plus difficile la délégation d’exploitation à un câblo-opérateur. En plus d’un maquis juridique, ce dernier doit se débrouiller avec la gestion d’un marché local et se soumettre au « droit de regard » des collectivités ayant financées le câble. Et, pour rendre les choses plus difficiles, le législateur empêchera longtemps les fusions et les restructurations des acteurs encore actifs.

Le plan câble souffre d’un manque de cohérence et de visibilité Les alarmes qui sonnent un peu partout sur le retard du déploiement de la fibre en France ne doivent pas masquer que, selon une étude du Credoc de 2012, la France figure parmi les pays d’Europe où les technologies de l’information et de la communication sont les plus présentes dans le quotidien de la population. Sur les 27 pays de l’Union, la France se situe en 7e position en matière de taux d’équipement pour l’Internet à domicile, au 7e rang pour l’ordinateur personnel, au 5e rang pour le téléphone fixe et au 18e rang pour le téléphone mobile[4]. Enfin la France propose un coût par abonné des plus concurrentiels comparativement aux autres pays. Un constat flatteur gâché par une mise en œuvre du plan câble très en de ça de ce que qu’il aurait pu être et par un moindre succès à tirer profit des opportunités offertes par les TIC[5]

Personnes de 12 ans et plus disposant d’un accès internet à domicile en %

2009

2010

2011

2012

Ligne bas débit qui ne permet pas de téléphone et d’accéder simultanément à internet

3

2

2

2

Par une ligne ADSL

90

92

92

88

Par le câble

5

4

4

4

Par la fibre optique

0

0

1

3

Par satellite

0

0

0

0

Par un autre moyen

1

1

1

2

Total

100

100

100

100

Source : CREDOC, « Enquêtes sur les conditions de vie et d’aspirations » Comme l’illustre le tableau ci-dessus, la France bien équipée en liaisons internet à haut débit a un indéniable retard en Europe sur la fibre THD (23% position en termes d’équipements sur 27 pays avec 1 500 000 abonnés suite à un changement de méthode de calcul[6]).

Au cours de la dernière décennie, l’économie numérique a contribué plus largement à la croissance aux États-Unis qu’en Europe ou en France.  L’économie française doit relever le défi d’investir dans les infrastructures de réseaux et regagner en compétitivité pour redynamiser son industrie numérique. Oui, mais pas n’importe comment ! La priorité de la diffusion du réseau optique doit être d’abord donnée à ceux des utilisateurs qui en ont le plus grand besoin. Il ne s’agit pas de reculer sur l’importance d’innerver les territoires français par le câble et le THD, il s’agit de réactualiser la stratégie d’implantation, d’introduire de la souplesse dans la modernisation des infrastructures réseaux et de ne jamais oublier qu’en favoriser la rentabilité est le meilleur gage de son succès. Qu’observons-nous ? A contrario d’une économie de marché traditionnelle où les déploiements se font là où la demande est la plus forte, nous voyons ces déploiements se faire là où les collectivités territoriales mettent la main à la poche. Plutôt qu’une mutualisation des investissements dans les infrastructures techniques, nous voyons des réseaux de fibres optiques déployés en parallèle dans les zones à forte densité urbaine alors que les raccordements aux abonnés ne sont pas garantis. Certes la mutualisation de la fibre locale est envisagée lorsque des opérateurs cofinancent une infrastructure territoriale, un groupe d’immeubles spécifiques. Mais alors se pose le problème de la gestion d’un système hybride, un Frankenstein technico-économique. La situation actuelle de la couverture du câble rappelle celle des réseaux ferrés avant la nationalisation de 1878 : dispersée, à la gestion complexe, désorganisée (on ne sait pas dire combien de prises sont réellement opérationnelles sur un réseau donné),  pas rentable et coûteuse pour les contribuables. Dix huit ans après le lancement du plan câble qui a suivi le rapport Théry sur les autoroutes de l’information, la cause doit en être cherchée à la fois dans le manque d’appétence du marché, la complexité dans laquelle les pouvoirs publics se sont laissés enfermer pour organiser, animer et encadrer un plan câble qui était tout, sauf un plan, et dans leur incapacité à inventer un modèle économique rentable, attirant les investissements privés !

Selon l’Observatoire trimestriel des marchés de détail des communications électroniques, le nombre d’abonnements à l’Internet haut et très haut débit confondus a connu une croissance de 7% pour atteindre près de 22,8 millions de foyers connectés à fin 2011. Dans le détail,seuls 665 000 foyers étaient connectés au très haut débit au quatrième trimestre 2011,  contre 21 millions de foyers qui disposent d’un abonnement xDSL.Le taux de pénétration comparé de la fibre THD par pays montre l’important chemin à parcourir[7]. La Norvège : 60 %, la Suède : 39 %, la Russie : 37 %, la France : 10,6 %.

Un modèle économique qui marche sur la tête A trop vouloir encadrer le marché, les tutelles concernées, plus zélées les unes que les autres, auront totalement handicapé le développement du plan câble. Une histoire qui n’est pas sans rappeler la rigidité de la technostructure française lorsque le Minitel fut confronté à l’arrivée de l’internet. En mélangeant un modèle d’économie libéral et un modèle mâtiné de dirigisme étatique. En mélangeant les problèmes du transporteur et celui de l’opérateur des bouquets de services. En imposant une solution technique unique à des situations territoriales très contrastées (voir mon papier sur la mission THD), les pouvoirs publics font face aujourd’hui à un beau sac de nœuds d’où font irruption à tout moment des questions difficiles à résoudre car on a voulu marier la carpe et le lapin. Au final nous obtenons « un plan en plan », un échec cuisant et coûteux de la technocratie française.

L’Arcep (Autorité de Régulation des Communications Électroniques et des Postes) tente de clarifier et de régler les conflits d’intérêt alors que les investisseurs privés s’interrogent toujours sur la stabilité d’accords juridiques qui tiennent par des bouts de ficelles et que les investisseurs publics (les collectivités territoriales) s’interrogent toujours sur les contreparties de leurs apports financiers. Aborder la couverture télécoms des collectivités de façon uniforme et sans tenir compte prioritairement des besoins nous amènera à des dépenses et des infrastructures parfois mal dimensionnées pour ne pas dire disproportionnées et surtout pas ou faiblement rentables. Ce qui accentuera encore les charges pesant sur elles. Certains élus s’en inquiètent, comme Michel Péricard, à raison[8].

Relativement au plan câble qu’a-t-on fait ? On a sommé des opérateurs ayant de fortes relations consanguines avec les pouvoirs politiques d’investir dans la fibre. Ce qui ne leur rapportera guère, d’autant qu’ils sont soumis aux contraintes des câblages des immeubles et des maisons pour atteindre l’usager final sans qui leur soit offert une compensation quelconque qui aurait pu améliorer la rentabilité de l’opération. Résultat ? Pas de quoi être fier si l’on songe que nos pays concurrents, sans forcément se prendre la tête avec la THD, s’apprêtent à multiplier les applications des services en ligne. A l’heure actuelle, 84,8 % des foyers américains, 99% des belges, 79% des roumains et 82% des foyers suisses ont un accès au câble. La France a longtemps tourné autour du pot et l’histoire du câble est d’abord celle des dissensions entre organismes français, celui du rejet des concurrences techniques et des contraintes économiques absurdes imposées aux opérateurs. Comme le rappelle le rapport de la Fondation Concorde «  l’usager final achète des services et non des infrastructures »[9].

La France a choisi de remplacer un monopole national par un monopole régional Alors que la France s’échine à trouver une position avantageuse en matière d’économie numérique, alors que l’enjeu du déploiement du câble THD est comparable à celui de l’électrification du pays, la stratégie du gouvernement a abouti à remplacer le monopole national par des monopoles régionaux. Faute de stratégie industrielle cohérente dans le déploiement de ses infrastructures la France ne bénéficie pas suffisamment des grandes retombées des usages et des applications de la THD pour revitaliser ses territoires, pour créer de nouvelles entreprises et des emplois. Ce qui veut dire qu’aujourd’hui pas plus qu’hier, la France n’a une vraie politique de soutien aux grands téléservices publics mais aussi privés, indispensables à une nation moderne (Santé, éducation, e.administration, etc.).

Cette politique incite les différents opérateurs concurrents à se battre pour obtenir les plaques urbaines supposées être les plus rentables.  Avec pour  conséquence, une duplication constatée des investissements dans les zones denses. Ceux des opérateurs les mieux placés dans la course n’ont pas l’intention – et on les comprend – de la perdre si de nouvelles règles du jeu leur imposaient des obligations supplémentaires relativement à la couverture des territoires ruraux. La ministre qui s’inquiète des dérives du déploiement de la FTHD tente bien quelques rappels à l’ordre vis-à-vis des engagements pris par certains opérateurs, en réactualisant son plan de fibrage avec le projet  France Fibre  … qui est loin de satisfaire tout le monde. On le comprend. Les opérateurs qui, comme Orange, s’installent sur les plaques les plus juteuses ne veulent plus d’un projet qui obligerait à une péréquation territoriale plus équilibrée, source d’investissements supplémentaires et certainement sans recettes significativement supérieures. D’autres comme SFR, pris dans la nasse d’une guerre des prix sur d’autres segments de marché, sont tentés de ralentir la manœuvre face à la baisse de leurs résultats[10]. Aussi, cette période de vaches maigres, le déploiement de la fibre dans les régions les moins sexys économiquement va attendre encore des années. Au rythme actuel, la couverture THD prendra non plus 60 mais plus de 90 ans selon un rapport du FTTH Council. Et je ne parle pas des pertes des coûts d’exploitation qui devront être supportés par l’opérateur local sur une chalandise à faible trafic ! Laurent LAGANIER, Directeur de la réglementation et des relations avec les collectivités d’Iliad/Free conclura, lucide, à l’occasion d’une rencontre organisée par l’Avicca, le 30 novembre 2012 : « … spéculer sur le fait que l’on va fibrer l’intégralité de la France rapidement alors que le marché n’a pas décollé paraît aléatoire. Ce ne sont clairement pas les consommateurs qui vont à très court terme financer la fibre, puisqu’ils ne s’abonnent pas… ce sera le contribuable qui paiera ! »

Enfin, ce plan de câblage de la fibre THD qui aurait du entrainer vigoureusement l’ensemble des industries et des équipementiers concernés les laisse sur le carreau. Bref, si la situation ne se débloque pas, ne se clarifie pas, nous allons assister à un beau pataquès : les pertes d’exploitation et le retour des investissements repoussé aux calendes grecques pour les collectivités territoriales les moins denses d’un côté et d’un autre des bénéfices pour les opérateurs les plus solidement installés dans les segments de marchés les plus rentables. A l’occasion du dernier colloque de l’Avicca du 24 octobre 2012, la ministre en charge du numérique, Fleur Pellerin a reconnu que la question du financement serait « difficile dans le contexte budgétaire et financier actuel ». Voilà pourquoi la régulation actuelle de la fibre THD est un danger autant pour les opérateurs que pour les collectivités territoriales. Dans le meilleur des cas  les territoires resteront desservis par un monopole régional et donc sans réelle capacité à faire jouer la concurrence. Le monopole régional n’étant pas forcement rentable, cette situation va créer de fortes forces de rappel pour une concentration vers un opérateur dominant, ou qui le deviendra au fil des années, en récupérant les installations des acteurs régionaux en difficulté. La faiblesse des revenus pour les opérateurs du câble va être un piège qui va affaiblir les plus imprudents sauf à prévoir des mesures d’accompagnements réalistes pour garantir à ces derniers un retour sur investissement plus important. Ce que les élus membres de l’Avicca[11] verraient d’un bon œil afin de ne pas être laissés sur un bord de route numérique à faible débit, faute de clients rentabilisant leurs investissements. N’intéressant pas les principaux opérateurs, ce sont les collectivités et l’État qui devront mettre la main à la poche.C’est cher payer un monopole régional alors que l’émiettement du maillage technico-économique rend quasi impossible l’appel à des concours privés, à des financements largement utilisés dans d’autres pays pour accélérer leur fibrage.

Une erreur de casting technique

Trafics  Depuis que la France a lancé son « plan câble » en novembre 1982, c’est à qui criera le plus fort : « Ma fibre ! Ma fibre ! » On est passé de la route à trois voies, à sa ligne de TGV : nous voilà rendus aux autoroutes de l’information. Tout le monde la veut son autoroute numérique et peu importe si on peut résoudre la grande majorité des besoins par d’autres solutions que du THD. Pourtant malgré des dizaines de milliards d’euros déjà dépensés, la France n’a que quelques dizaines de milliers d’abonnés au câble. Quelles diableries avons-nous là !? Il n’y a pas de diablerie, simplement une coûteuse erreur de casting. La première étant d’avoir sous estimé les progrès des débits pouvant passer par les câbles en cuivre, puis d’avoir confondu les désirs du politique avec les besoins du marché en imposant un modèle économique désastreux pour les opérateurs et les collectivités territoriales. Les discours des technocrates sur l’impératif d’une infrastructure télécom de THD n’intéressent guère les millions d’utilisateurs lambda. Ces derniers s’accommodent bien volontiers des prouesses sans cesse repoussées des réseaux de cuivre déjà en place qui passent d’une version ADSL à une version VDSL2 sans qu’il soit nécessaire d’entamer des travaux spécifiques dans leur immeuble ou leur appartement. Les particuliers reculent devant les travaux du dernier mètre, se contentent des améliorations de l’ADSL2, ne se portent pas massivement vers le THD, en tout cas pas encore. Au final, 75% des Français accèdent à internet chez eux avec une connexion à haut débit. La France dispose globalement  d’une infrastructure réseau satisfaisante au point que l’enquête du Credoc montre que 51% des foyers qui pourraient disposer de la fibre à THD se satisfont de l’offre actuelle.

En se focalisant sur la fibre optique, les responsables politiques semblent avoir sous estimé l’intérêt de déployer plutôt des solutions VDSL2. Elles permettent une bande passante de 100 Mbits, largement suffisante pour la plupart des usages domestiques et bien moins coûteuse à installer dans les habitations. Plusieurs pays dont la Belgique, la Finlande et l’Allemagne ont choisi cette solution qui évite d’importants travaux de génie civil le plus souvent supportés par les collectivités territoriales. Les investissements nécessaires pour couvrir le territoire en THD grâce au câble sont évalués à 21 milliards d’euros supportés par les opérateurs, les communes et l’État[12]. Qui peut croire ces sommes disponibles en ces temps de disette !? Même si – comme l’ADSL – le VDSL2 souffre d’atténuation des débits disponibles au-delà de 1000 m, il reste une solution bien plus économique et tout à fait suffisante pour une majorité d’internautes qu’ils soient urbains ou installés dans des zones rurales.

Les infrastructures télécoms posent les mêmes problèmes aux responsables de l’aménagement des territoires que les dessertes aériennes, les voies ferrées ou les routes. Les investissements envisagés doivent être à la fois des instruments du désenclavement et proportionnels aux besoins locaux. Personne ne s’aviserait de demander une autoroute pour desservir une commune de 5000 habitants. On trouverait d’autres solutions. Dire non au câble est-il si dur, si on peut envisager d’autres solutions, comme la VDSL2 ou les applications du F.Fast !? Toutes ces difficultés, tous ces obstacles font que les acteurs ne jouent pas franc jeu. Les opérateurs préfèrent améliorer les débits des boucles Adsl, et les infrastructures de 3 et 4 G plus rentables. Les clients domestiques s’arrangent plutôt des débits fournis et l’État de mettre le moins d’argent possible dans l’opération en laissant les collectivités locales tirer la charrue.

Seconde erreur de casting, les opérateurs techniques sont devenus des sociétés de services. En février 2005, à l’occasion de la visite du président de Cisco, John Chambers, une réunion était organisée au Sénat sur le déploiement des réseaux en France. Patrick Devedjian alors ministre délégué de l’industrie se montrait très enthousiaste des progrès de la France en matière de réseaux câblés. Un intervenant lui demanda ce qu’il pensait d’une possible vulnérabilité de la France si on se contentait d’implanter des réseaux facilitant l’accès aux services en ligne venant de l’étranger et quelle politique il comptait développer pour soutenir une industrie des services en ligne français. Pas sur qu’il ait même compris la question. Pourtant c’est là que se situe l’actuel basculement du modèle économique des opérateurs et surtout la clé de leur rentabilité. En effet la majorité des opérateurs qui exercent sur le territoire français développent des activités de services en ligne plus rémunératrices.

En Allemagne, les abonnés paient une redevance à l’opérateur technique et une redevance supplémentaire aux opérateurs de services (ou de contenus). Pas en France où, comme aux États-Unis, ce sont les opérateurs de services qui paient directement une redevance aux opérateurs techniques. Redevance encadrée par les autorités de tutelle[13]. Ce système de répartition des revenus avantage les opérateurs de services face aux opérateurs techniques obligeant ces derniers à changer de métier afin de préserver des revenus satisfaisants. Ce modèle économique s’impose aussi aux collectivités locales qui investissent et s’investissent à leur tour pour produire des contenus ou passer des accords d’exclusivité avec des producteurs professionnels. Ces clauses d’exclusivité de services et de contenus signées avec des collectivités territoriales et qui pouvaient améliorer la rentabilité des câblo-opérateurs ont été interdites en 2007. En contre partie les câblo-opérateurs pouvaient renégocier les clauses de sujétion et les tarifs imposés par les collectivités locales. Dans les états-majors concernés on passait plus de temps à régler des problèmes d’ordre juridique et d’attributions respectives entre les parties en présence, c’est à dire à peu près tout le monde sauf les clients[14]. Toute cette comédie- qui masquera la quasi faillite de Numéricâble – ne pouvait fonctionner que dans le petit cénacle d’acteurs vivant sous l’influence d’une politique étatique des télécommunications des années 70/80, complètement oublieux des profondes mutations du secteur et des contraintes imposées par les marchés. Pierre Louette,  SG de l’Avicca n’hésite pas à qualifier de « pire crise des télécoms » la situation actuelle alors que les litiges et les faillites en ces temps de crise risquent de se multiplier[15].

Nous en avons un exemple récent avec le litige qui oppose le Conseil Général du Jura à la société Connectif 39 avec laquelle il avait signé une convention de service public[16]. Il est clair que sans une volonté forte et sans doute contraignante, il sera difficile de constituer les ingrédients d’un déploiement national de la fibre  THD. En effet les tensions ne manquent pas de la part de collectivités locales qui en ont assez de supporter l’essentiel des financements du plan câble sans obtenir une couverture satisfaisante. L’Avicca souhaite voir les services publics prioritairement branchés sur les réseaux câblés afin de réduire la fracture numérique qui handicape leurs entreprises et leurs administrés dans leurs collectivités. Je ne suis pas convaincu que leurs demandes aillent prioritairement vers le THD.

Il fallait soutenir prioritairement les activités de services en ligne

teleservice  La politique d’implantation des plaques du THD sur le territoire doit être conditionnée par la demande. Ce ne sont pas les ménages, ce ne sont pas les bourgades françaises mais bien les grandes institutions, les entreprises qui en font un atout stratégique. Les plaques doivent se déployer tel des nénuphars là où elles sont les plus rentables, les plus utiles et tendre à se connecter avec les réseaux internationaux les plus ouverts. Il paraît donc plus plausible d’envisager de servir prioritairement les plaques où se trouvent les grands consommateurs, les zones les plus actives. Si on prend la peine de prendre le problème par le soutien aux activités de services – ce qui aurait du être fait dès le départ- il n’est pas bien difficile d’identifier les grands domaines de services structurants à développer. Ceux qui, partout dans le monde, drainent le plus de trafic et qui tireront le plus de profits du câble THD. Ce sont les réseaux de la formation : e.learning ou téléformation qui faciliteront entre-autres le rapprochement des universités, des centres de formation et des entreprises ; de l’e.administration : e.gouv ; des affaires et de la culture : e.francophonie ; de la logistique : e.logistique & transport (souvenez-vous de l’E.D.I.) ; de la santé : e.santé ou télémédecine[17]. Comme le souligne le rapport sur le « Bien vivre grâce au numérique »  qui aborde le rôle des TICs et des services dans le secteur de la santé « L’essentiel de la valeur ajoutée ne se situe pas dans les équipements mais dans les services et les interactions entre usagers ». Des conclusions qui confortent les études de l’IDATE sur le rôle des réseaux de santé et leurs retombées économiques. En d’autres termes, ce sont les retombées – les externalités possibles – du câble sur l’économie locale et régionale qu’il convient de viser en priorité. A ce titre, câbler le résidentiel tout comme les communes faiblement urbanisées devient secondaire. Il reste toujours possible d’étudier des exceptions d’implantations dues à des caractéristiques économiques et industrielles locales spécifiques.

Le lancement en ordre dispersé des opérations de déploiement aura exacerbé les tensions entre les acteurs dont les intérêts respectifs et les solutions techniques de déploiement divergent car elles ne s’appuient pas entièrement sur la fibre pour fournir du haut débit. En effet le déploiement de la fibre THD dans les zones faiblement urbanisées, en milieu rural, peut couter jusqu’à dix fois plus, qu’en milieu urbain ce alors que nous savons pertinemment que les clients de la THD sont très majoritairement dans les centres urbains importants. Commençons par leur donner des routes à voies rapides avec la HD et laissons faire le marché en ce qui concerne la progression vers le THD.

Passer d’une logique de concession technique à une logique de concession de services. Inutile d’en rajouter, dans un tel contexte, parler d’un plan câble THD parait pour le moins inquiétant si certains préalables ne sont pas réglés une fois pour toutes. Le premier d’entre eux, me semble-t-il, est de « renationaliser » d’urgence les infrastructures du câble dans une société d’économie mixte en séparant clairement les métiers de l’infrastructure, des métiers des services et des contenus, tout en garantissant le principe de neutralité technologique. Une option souvent envisagée mais toujours écartée car cela arrangeait bien l’État français impécunieux de faire financer les infrastructures réseaux par les collectivités territoriales et les câblo-opérateurs.

La stratégie de développement du THD et son financement doivent être totalement repensés. L’objectif est d’offrir aux investisseurs regroupés de véritables garanties de retour sur investissement par le biais de contrat d’exclusivité d’une concession de service public. On ne compte plus les tentatives de faire cohabiter l’intérêt collectif et l’intérêt privé, mais on oublie toujours que les financements de la collectivité viennent de l’impôt et ceux du privé des résultats bénéficiaires. Autant tenter de marier l’eau et l’huile. Il fallait laisser au niveau national le problème des travaux d’infrastructures. Il fallait dès le départ séparer toute la problématique relevant du déploiement des infrastructures réseaux câblés de celle des opérateurs de services. On pouvait prévoir que ces différents opérateurs intéressés soient les actionnaires d’une société unique – comme c’est le cas avec Réseau Ferré de France- en charge du déploiement du câble en France. La mutualisation des financements et l’intérêt de l’actionnariat – privés et publics- à ce que cette société voit ses comptes à l’équilibre, conditionneraient le montant des péages payés par les opérateurs de services qui les répercuteraient à leurs abonnés respectifs. La Commission Sénatoriale de l’Aménagement numérique du territoire est très critique sur cette question. Elle s’interroge sur  la vision monolithique  du gouvernement qui n’a pas voulu envisager cette solution de bon sens.

Le retour sur investissement du fibrage aurait pu être financé par les contrats de location à long terme à l’opérateur le mieux disant, grâce à un système d’enchère comparable à celui déjà utilisé pour la vente de fréquences, des concessions d’autoroutes ou encore des droits de circulation du rail.  Quand au déploiement de la fibre, il devrait pouvoir être soutenu par un mix de services géo-localisés sur la base des trafics prévisibles dans les grands domaines cités plus avant et être accompagné de contrats d’exclusivité de concession entre opérateurs de téléservices collectifs et les collectivités locales, régionales ou nationales. Une option similaire à celle choisie au Canada où la plupart des opérateurs ne se concurrencent pas car le CRTC n’a autorisé qu’un unique fournisseur par municipalité ou secteur d’activité afin de soutenir le retour sur investissement. Même sur des marchés où plus d’un distributeur a été autorisé, ils ont chacun un territoire exclusif. On a fait exactement le contraire en France sous la pression de la Commission Européenne avec la suppression de la clause d’exclusivité qui empêche un État membre de passer des accords avec un opérateur quelconque.

Extrait Cette directive interdit aux États membres d’accorder ou de maintenir des droits exclusifs ou spéciaux pour l’établissement et/ou l’exploitation de réseaux de communications électroniques ou pour la fourniture de services de communication électroniques accessibles au public. Aux termes de l’article 1er de la directive du 16 septembre 2002 précitée, on entend par «droits exclusifs » les droits accordés par un État membre à une seule entreprise au moyen de tout instrument législatif, réglementaire ou administratif qui lui réserve le droit de fournir un service de communication électroniques ou d’exploiter une activité de communication électroniques sur un territoire donné. Quant aux « droits spéciaux », ce sont les droits accordés par un État membre à un nombre limité d’entreprises au moyen de tout instrument législatif, réglementaire ou administratif…

Jeu d'échecs  La question qui se posera alors est de savoir comment contourner cette directive ?  Elle concerne la fourniture de services de télécommunication mais pas de services en ligne. Je comprends que l’État français ne peut donc passer des accords d’exclusivité avec l’opérateur technique mais il pourrait l’envisager avec un opérateur de services. Si ce type de conventions entre les parties, collectivités territoriales et/ou institutions nationales sont permises, alors ces dernières pourraient négocier des droits d’exclusivités spécifiques capables d’améliorer le retour sur investissement des opérateurs de services et des collectivités locales ? Cette stratégie facilitera la normalisation des contraintes juridiques et techniques des régimes de concessions territoriaux qui s’appliqueraient à tous et pourra limiter les dérapages possibles. Quant aux investissements d’infrastructures, le régime des concessions devrait pouvoir garantir des avances de financements consistantes de la part des opérateurs s’intéressant à exploiter certaines plaques. Enfin il reste toujours possible d’envisager d’engager un grand emprunt d’État spécialement dédié au fibrage THD de la France afin de financer les infrastructures et suffisamment rémunérateur pour attirer les grands investisseurs privés. L’État revient alors à son rôle régalien de responsable des grandes infrastructures « structurantes ». Les opérateurs sélectionnés par les enchères n’ayant plus qu’à assurer les prestations de télécoms et de services à déployer. Enfin, peut être pourrait-on limiter le nombre d’acteurs qui revendiquent le droit de toucher le ballon et contribuant à la confusion ambiante. La nomination d’un responsable, un seul ayant autorité sur l’ensemble des acteurs publics concernés me parait souhaitable. Nous avons besoin d’un Paul Delouvrier des autoroutes de l’information, du THD. Pour lui confier la queue du tigre, vous disais-je.

Novembre 2012


[1] Je viens de l’inventer !

[2] Rapport de JLM Conseil de Janvier 2003  pour l’ART (Autorité de Régulation des Télécommunications). On pourra utilement consulter aussi le rapport de l’ARCEP de 2007 sur la mise en conformité des conventions câble pour mesurer le gâchis engendré par la technocratie française.

[3] En 2011 Numéricâble représente 72% des abonnés et 78% des foyers raccordés.

[4] Commission Européenne, Etude sur les communications électroniques auprès des ménages, Eurobaromètre spécial, n° 381, juin 2012 (terrain d’enquête en décembre 2011),

http://ec.europa.eu/public_opinion/archives/ebs/ebs_381_fr.pdf

[5] Dans le NRI (Networked Readiness Index, World Economic Forum) qui mesure pour chaque pays la propension à tirer profit des opportunités offertes par les TIC, la France se situe au 20ème rang, derrière le Royaume Uni (15ème) et l’Allemagne (13ème). La part de l’économie numérique dans le PIB est de 4,7% en France, et de 7,3% aux USA. La contribution du numérique à la croissance (en % du taux de croissance moyen annuel) est de 26% en France, et de 37% aux US. Au regard des performances américaines, la France ne profite pas assez de la création de valeur et d’emplois que permettrait ce secteur de technologie et de services : le retard est estimé à près de 100 000 emplois en France pour atteindre le niveau des États-Unis en pourcentage de PIB.

[6] La définition du THD vient de changer. La Commission Européenne, considère que le THD démarre à un débit de 30 Mbits et non plus 50 Mbits. Modification qui a l’avantage de faire passer le nombre d’abonnés au THD de  760 000 à 1 490 000. Le THD démarre désormais dans la fourchette 30 à 100 Mbits.

[7] Source : Idate. 2012

[8] J’attire l’attention du lecteur sur cette partie n° II du rapport sur l’aménagement numérique du territoire présenté au Sénat

[9] Réussir le déploiement du THD, Décembre 2011.

[10] Une situation devenu si critique que l’on parle d’un rapprochement avec Numéricâble. J’espère pour la SFR que son staff se contentera de se « délivrer » de la partie câble de ses activités car sur les créneaux du mobile il y a encore de belles perspectives de croissance..

[11] L’Avicca (l’Association des villes et collectivités pour les communications électroniques et l’audiovisuel) a été créée afin que les élus locaux puissent faire entende leur voix vis-à-vis du gouvernement et des organismes régulateurs du plan câble comme l’Arcep. Cette association aiguillonne les différents acteurs impliqués dans le fibrage français en mettant en évidence les lacunes des mises en œuvre actuelles.

[12] Le Point du 31 mai 2012, qui précise qu’au rythme actuel il faudra cent ans pour couvrir l’ensemble du territoire français.

[13] D’où sans doute le statut très avantageux dont bénéficie Canal+

[14] Certaines clauses de délégation sur des bassins clients hypothétiques relèvent d’un véritable chef d’œuvre d’incompétence économique (voir page 52 du rapport  de l’Arcep déjà cité)

[15] http://www.avicca.org/TRIP-2012-Basculement-vers-le-Tres.html

[16]http://www.daniellebrulebois.fr/article-connectic-39-le-haut-debit-bilan-decevant-debut-2010-42928945.html. Le département ayant financé les infrastructures, Connectif 39, filiale d’Eiffage, devait apporter les prestations de services complémentaires notamment la commercialisation des prises. Il semble qu’à posteriori  cette société ayant réalisé l’impossibilité de devenir rentable – sans doute aussi parce que les problèmes techniques ne cessent de se multiplier –  tente de se dérober à ses obligations en se lançant dans un procès à risque.

[17] Voir la concertation et la stratégie de réseau dans le secteur de la santé au Québec du professeur Michèle St-Pierre au Département management de la Faculté des sciences de l’administration. Université Laval. Québec. Canada

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A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

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