Au début des années 50, l’économie était dominée par de grandes industries emblématiques des puissances nationales, centralisatrices, dominatrices, bureaucratiques, incarnées par de grands patrons charismatiques qui avaient une forte influence sur le pouvoir économique et politique. Le monde économique d’alors ne s’intéressait qu’aux quelques milliers de grosses entreprises qui symbolisaient la puissance d’un pays. Avec la croissance de l’économie immatérielle, la numérisation des biens tangibles et la dissémination massive des moyens de télécommunications, Il n’y avait pas grand risque à imaginer que les entreprises des années à venir allaient muter de façon fondamentale . Didier PikettyDans les années 90, Percy Barnevik, dirigeant d’ABB (Asea Brown Boveri) eut l’idée de transformer des grappes de PME spécialisées mais isolées en réseaux d’entreprises spécialisées par produit afin de réduire leurs coûts de production et de bénéficier d’économies d’échelle dans ses grandes fonctions. Avec cette réorganisation qui lui permit d’afficher un profit multiplié par six, il inventait une entreprise qui grâce aux réseaux fut considérée comme un modèle de performance organisationnelle. Organisations improbables il y a peu, les secteurs d’activités ayant les meilleures perspectives de croissance ont été ceux qui se sont lancés dans de profondes remises en question de leurs organisations qui n’ont plus grand chose à voir avec celles du siècle dernier.

La faiblesse des organisations systémiques Comme tout système qui détient dans ses gènes sa logique adaptative propre, l’entreprise évolue parce qu’elle doit répondre à des besoins spécifiques à son objet. Fait nouveau, les grands systèmes fonctionnels, au fur et à mesure de leurs transformations, ne mettent plus l’homme au centre de leur dispositif. Dans cette perspective, les automatismes, les artefacts cybernétiques vont vers plus de robustesse et se sophistiquent pour gagner en capacité d’autopilotage et d’auto-adaptabilité afin de limiter les dégâts que pourraient occasionner les insuffisances des managers modernes. Dans les organisations systémiques, notamment les méta-réseaux, que j’ai qualifié « d’intelligents » , on observe un phénomène similaire à celui des usines du siècle passé. L’homme est écarté par le système, tout comme il a été évacué des usines, chaque fois que possible. Tout au plus peut-il prétendre avoir un droit de surveillance sur une chaîne qui pouvait défaillir un jour. Un jour. A moins que ce ne soit l’homme qui ne craque avant. Ce qui est fréquent. Le robot, les systèmes informatiques battant l’homme sans difficulté.

Ceci dit la machine n’est pas omnipotente. Elle peut automatiser des multiples processus d’assistance cognitifs, mais elle ne peut pas traiter ou anticiper des « concours de circonstances ». La machine ne peut imaginer une façon différente d’organiser l’entreprise, ni automatiser le désir de collaborer ou de faire des affaires avec tel ou tel partenaire. Le flair ou la chance dans la conduite de ses entreprises, le sens de l’opportunité tient au tempérament du manager. Georges Hubert de Radkowski dans son livre « Métamorphoses de la valeur », dénonce l’économie scientifique qui, comme l’informatique, devient douteuse lorsqu’elle prétend rationaliser l’irrationnel. Nous retrouvons là, le conflit devenu traditionnel entre sciences dures et sciences molles. De savoir qui domine de la loi des chiffres ou de celle des perceptions, du sens de la vie. D’arbitrer entre une société du chiffre ou… une société du désir! Plus que jamais, nous allons vers un univers probabiliste où, pour paraphraser Machiavel dans Le Prince ;  » le hasard gouverne un peu plus de la moitié de nos actions, et les ordinateurs pourraient diriger le reste ». Et ce hasard, c’est l’homme qui va le créer car il est fondamentalement fauteur de désordre grâce à sa capacité à remettre en question le milieu dans lequel il vit et travaille!

dissident_48d36ff5971bdL’Homme, gène dissident, facteur de progrès. Afin d’engager un processus reproduisant la vie, c’est à dire capable de s’auto-corriger et d’évoluer dans le temps, Julius Rubek inventa avec ses confrères du MIT des molécules chimiques capables de faire des erreurs, de remettre en question l’organisation moléculaire dans lequel il est infiltré. Il se passa alors un phénomène tout à fait intéressant. Certaines des nouvelles molécules issues de ces mutations devinrent concurrentes des souches d’origine. Elles se répliquèrent mieux en consommant à leur profit toute l’énergie disponible, puis se mirent à se recombiner pour produire des molécules encore nouvelles. Recombinaisons qui étaient plus ou moins fertiles selon le milieu (la soupe originelle… ou le contexte socio-économique) et l’auto-compatibilité des molécules de synthèse. La chimie avait donné le début d’un sens compréhensible à l’organisation du vivant… mais également à l’organisation de l’entreprise. Restait à trouver d’autres lois qui donneraient un sens complémentaire à cette question : si les arbitrages bons ou mauvais du pilote participent à l’évolution de l’organisation, où se situe réellement la rupture, quel est le catalyseur « dissident » qui oblige l’entreprise à bouger ? Les sciences du vivant ont déjà découvert des perturbateurs créateurs de vie. Le généticien Richard Maxon, de l’université d’Oxford, a découvert la bactérie H-influenzae. Cette bactérie est programmée pour évoluer constamment. Ses séquences génétiques évoluent d’heure en heure pour fabriquer des protéines nouvelles afin d’échapper aux défenses immunitaires de l’organisme ce qui n’est pas sans nous rappeler ce que nous savons des évolutions du HIV. Elle nous instruit sur le rôle de la « désorganisation » dans la compétitivité entre espèces… et sur celui de l’homme dans la désorganisation ambiante. En effet, en matière de management, nous avons déjà réglé ce problème : les hommes sont là pour cela. Leurs erreurs de jugement, leurs préventions, leur manque d’audace ou leur conformisme, qui les amènent à s’imiter, participent au processus schumpetérien de destruction / création de la vie des entreprises. Mais ils sont aussi à l’origine des deux tiers des innovations économiques et organisationnelles en totale rupture avec les conventions du passé. Ce sont en général des perturbateurs qui ont le don de déceler, avant tout le monde, les signaux faibles des changements à venir, donc à prévoir. Des changements qui, parfois, perturbent l’entendement.

Le processus naturel de la vie des organisations serait de gagner naturellement et très lentement en efficacité organisationnelle afin de réduire leur consommation énergétique. Un processus qui rappelle celui de la recherche permanente de productivité par les entreprises. Néanmoins, cette diminution de la consommation énergétique par un processus continu d’amélioration ou de normalisation des organisations présente un problème à terme : le risque de voir l’organisation se nécroser sous la forme d’une sorte de « bureaucratisation » qui l’empêcherait de se remettre en question. Mais alors, qu’est ce qui revitalise la dynamique des évolutions des organisations? Stuart Kauffman , de l’Institut de Santa Fé, véritable Mecque des travaux sur la complexité, donne ce rôle à l’homme, le « gène dissident ». Dans cette hypothèse, l’homme devient bien le facteur clé du progrès. Alors que les systèmes des machines renforcent leur capacité à autoréguler les flux et les problèmes les plus divers, voilà l’homme bombardé « désorganisateur », perturbateur nécessaire à l’adaptation des organisations. Voilà qui donne un sel particulier à l’idée que nous allons nous faire du rôle des hommes dans la conduite du changement dans la société en général et les organisations en particulier. Un rôle qui va l’amener à inventer, au siècle des réseaux et de la cyberéconomie, de nouvelles formes d’entreprises.

Des rebelles inventeurs d’organisations. Un homme va bouleverser le système financier et faire éclater la concussion des systèmes en place. Génie de la finance, Michael Milken, employé de la Drexel Burnham, s’employa à vendre des junk bonds, des titres dits « de pacotille », terme qui ne reflétait en réalité que le mépris dans lequel l’establishment tenait les PME ou les petites entreprises priées d’aller voir leur banquier, la Bourse n’étant pas faite pour elles. Avec la promesse de profits considérables, que ne donnaient pas les grandes entreprises établies à leurs actionnaires, Milken va inciter les marchés financiers à investir sur des PME et PMI prêtes à payer cher le droit de créer du papier pour financer leur développement. Malgré les avatars personnels des initiateurs de cette révolution financière qui ébranla les traditions les mieux établies, il en résulta que les flux financiers, mobilisés dans des fonds spéciaux, allaient prendre l’habitude de s’intéresser aux PME et aux petites entreprises, aux start-up, aux multinationales de poche. À l’exemple de Michael Milken pour le secteur financier, lorsque surviennent des changements fondamentaux dans la vie des organisations, on trouve un homme porteur d’une vision particulière du devenir de son entreprise. Ils vont entraîner le monde dans une transformation échevelée des organisations qui se poursuivent à un rythme accéléré depuis les vingt dernières années. Sur les 100 leaders du classement de Fortune en 1956, les deux tiers avaient disparu au début dans les années 90. Les nouveaux champions de l’économie sont dans les services et notamment les services s’appuyant sur la matière grise et les réseaux.

Ces champions se trouvent désormais partout où exerce un inventeur de business model originaux. Ils sont les inventeurs des sociétés d’intérim, de location de voitures, de process de fabrication à la demande, à l’exemple de Michael Dell, bref de modes de travail ou de modèles économiques nouveaux, parfois révolutionnaires. De même, l’impressionnante croissance des marges de General Electric tient à la réorganisation du portefeuille d’activités de la compagnie sous l’impulsion de Jack Welch à partir de 1986. Alors que G.E était encore une entreprise du 20eme siècle, à la demande de Jack Welch, ses perturbateurs d’organisation se sont attaqués aux possibilités d’application d’Internet dans l’ensemble des activités du groupe. Sous l’intitulé de destroy your business.com (détruit ton activité.com), ce groupe de travail avait pour mission de faire réagir le groupe à l’irruption d’Internet dans l’ensemble des métiers de la GE. Un formidable travail de réinvention de l’entreprise fut lancé qui permirent un brassage d’idées entre les différentes couches de la population maison. Une vision dédiée aux apports des TIC a déjà permis d’ouvrir une plate-forme interne de soutien à la création d’activités nouvelles avec la création d’une sorte de pépinière virtuelle à destination des partenaires de la General Electric. De ce point de vue, Welch aura d’abord été un formidable désorganisateur des modèles établis.

Partout dans le monde les perturbateurs de l’ordre établi créent de la valeur. Comment auriez-vous réagi, si l’on vous avait dit, il a quinze ans, que l’on a réuni un réseau de 10 000 micro-ordinateurs indépendants sur Internet pour casser un des codes secrets du FBI ? Ce qui revient à dire que l’on a réussi à convaincre des milliers de petites fourmis informatiques, de petites organisations, qui ont acceptédi de se mobiliser pour offrir de la puissance de calcul. De petites organisations qui peuvent devenir puissantes grâce au réseau en mobilisant leur intelligence au point d’inquiéter un pilier de la sécurité des États-Unis. Les perturbateurs modernes s’appuient chaque fois sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication pour désorganiser le système en place. L’originalité de l’histoire de Linus Torvals, inventeur de Linux, symbolise parfaitement la révolution en cours des affaires sous l’influence des grands réseaux électroniques. Bien qu’aujourd’hui l’épopée de Linux soit désormais mieux connue, beaucoup de gens restent incrédules à propos de cette histoire d’un logiciel inventé par un étudiant et développé par des centaines d’inconnus sur internet. Elle s’inscrit pour une majorité de dirigeants incrédules dans le chapitre des anecdotes amusantes, avec le monstre du Loch Ness, le zéro défaut, le syndicat « sympa » et les réflexions du style : « Mon Dieu, qu’est-ce qu’ils n’inventent pas pour me refiler leur camelote ! »

Qui aurait parié sur le succès d’AOL – déjà oublié – et de son modèle économique face à celui du Minitel français – oublié lui aussi ! ? Peu de gens croyaient aux services en ligne dans les années 1980. La majorité était incrédule à l’idée d’acheter des produits et des services à distance. Les services à distance, comme le travail à distance, n’intéressaient pas grand monde. Les exemples foisonnent de jeunes qui ont pu lancer des entreprises improbables de renom en bousculant les vieilles organisations qu’elles obligent à se remettre en question. Ils ne cessent d’incarner l’avènement d’organisations extrêmement variées en complète rupture avec les repères du passé. Steve JobRappelons-nous : Steve Jobs a 21 ans quand il fonde Apple. Signe des temps : Orianne Garcia a 22 ans quand elle crée Caramail revendu 5 ans plus tard 500MF au suédois Spray. De son coté, Mike Lynch a 23 ans lorsqu’il fonde Autonomy moteur de recherche contextuel à Cambridge, elle vaut aujourd’hui plusieurs milliards de dollars. Stephan Schambach n’a que 22 ans quand il créé Intershop qui est devenu Demandware, une plate-forme logistique de commerce électronique pour les commerçants et les PME. Ces histoires ne sont plus anecdotiques. Les fondateurs de Mirabilis, un tchat, n’avaient pas terminé leurs études à l’université de Jérusalem, 18 mois plus tard, ils avaient 10 millions d’utilisateurs sur le Net. Au sortir de leur service militaire, ils ont ressenti le besoin d’un outil permettant à des internautes de bavarder entre eux sur le Web de façon simple et économique: leur ICQ – ICQ.com a été reprise par Microsoft. Eat On Line créé par Sébastien Forest est né, un soir après une longue journée de travail, du constat qu’il était extrêmement long et difficile de se faire livrer un repas à domicile de façon improvisée avec le choix du style de cuisine, la possibilité de consulter une carte…et pas de mauvaises surprises sur la qualité ou les coûts. Fin 1994, les créateurs de Geocities, David Bohnett et John Rezner ont, pour leur part, eu l’idée d’offrir gratuitement aux internautes des outils pour créer leur home page ainsi que l’hébergement de celles-ci (3,5 millions de sites, 32 millions de pages vues, valeur boursière 5milliards de dollars.

Futur MilliardaireSavez vous où se trouve votre dissident maison ? Lors du démarrage d’un projet nouveau, la plupart des consultants savent dire s’il va marcher rien qu’en rencontrant le dirigeant de la société. Ils savent dire s’ils ont affaire à un normatif de la chose établie, un gardien de l’orthodoxie qui se masque derrière les mots et les modes pour lancer des projets qui ne réussiront pas car ils vont contre sa nature profonde. Ces faux perturbateurs, en réalité de simples gestionnaires qui ont utilisé les méthodes du reengineering pour revoir leurs organisations en se contentant de réduire, parfois brutalement, les coûts, n’ont pas créé de valeur. Les entreprises l’ont souvent payé par une réduction de leur productivité et une morosité catastrophique pour leur devenir. Les vrais désorganisateurs, les vrais rebelles créent de la valeur et même introduisent le principe de plaisir dans le travail et dans l’acte de changement. Faute d’avoir bien compris cette que nouvelle logique de création de valeur ne se fait pas avec les « bas morceaux » de leurs organisations mais avec des esprits neufs, des équipes en étonnement permanent, des rebelles constructifs, nombre d’entreprises, notamment dans les services, n’ont pas su se transformer et leurs clients attirés par des prestations originales leurs sont devenus infidèles.

Bien des évènements perturbent la vie courante de l’entreprise, par réflexe celle-ci craint tout incident pouvant en affecter le traintrain quotidien. A cause de cela tout individu arrivant avec un projet de changement est vite considéré comme un trublion indésirable.

Extrait de « Mét@-organisation, les nouveaux modèles créateurs de valeur » ( Village Mondial 2001)

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A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

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