Les nombreux travaux sur le développement durable cherchent à nous éclairer sur des voies autres que conflictuelles entre des modèles qui seront sans aucun doute amenés à cohabiter … durablement. Il est d’ores et déjà certain que la Toile contribue à une prise de conscience planétaire des problèmes posés par les imperfections, voire les nuisances, de l’économie capitaliste. Le réseau des réseaux contribue aussi, cela est certain, à faciliter les apprentissages, les échanges d’expériences sur la faisabilité de solutions alternatives prônées par les uns ou les autres. Les conférences sur les monnaies virtuelles se multiplient. On joue avec le feu. euroLes tenants de cette économie non monétaire nous invitent à sortir du champ fiduciaire traditionnel, ce qui nous mettrait à l’abri des errances du système financier mondial. Cela paradoxalement, n’est pas faux, dans certaines limites. Selon cette théorie des groupes post-capitalistes, naîtrait une société d’économie solidaire, de ressources (mieux) partagées que certains politiques appellent parfois de leurs vœux en cherchant la fameuse « troisième voie», ni capitalisme, ni communisme. Pour ma part, j’y vois l’avènement de pratiques économiques et sociales régressives qui tenteraient de « renationaliser » des monnaies locales dans des communautés-pays que l’on peut qualifier de virtuelles. Ne l’oublions plus, l’existence d’un réseau planétaire numérique fait bouger les frontières entre l’économie monétaire et non monétaire. Il est vraisemblable que des communautés d’Internet s’emparent un jour d’une monnaie parallèle suffisamment importante qui aiderait à des transactions distantes. Ce pourrait être le fait d’une grande organisation, comme eBay, qui offre des garanties de transactions dans un cadre transnational ou, différemment de la mise sur le marché d’une monnaie virtuelle internationale à l’exemple du « Miles » des compagnies aériennes.

Les circuits de monnaies virtuelles de substitution proposées sont variés. La création monétaire peut être décentralisée et répondre aux exigences de communautés qui s’entendent, par un contrat implicite ou explicite, pour utiliser une monnaie virtuelle commune. Un des exemples récent les plus connus est le « Linden Dollar » inventé avec la création de Second Life. Un phénomène connu dès l’antiquité en Afrique avec la « monnaie des sables », coquillage qui servait d’équivalent aux monnaies virtuelles d’aujourd’hui : le grain, par exemple, pour les SEL français. Ces derniers sont nés au Canada dans les années 1980 dans des milieux modestes. Depuis, plus de 300 réseaux de SEL fonctionnent dans l’hexagone. Tous les paysans du monde adoptent ce type de transactions par monnaies de trocs, de l’Inde au Japon en passant par l’Afrique. Dans le système actuel basé sur la compétition et l’exclusion des plus faibles, le SEL offre la possibilité de préserver, même dans les pires difficultés économiques, le lien d’utilité économique et sociale : par exemple faire de la pâtisserie, de la couture, du bricolage, raconter des histoires aux enfants, apprendre à faire un vrai couscous,… Ainsi tout le monde, enfants, retraités, chômeurs, peut proposer quelque chose. Outre les « créditos » brésiliens, d’autres systèmes de compensation proposent des monnaies virtuelles comme le « Time Dollar ». Créés en 1987 aux Etats Unis, ils ont suscité les « Banca del Tempo » apparues en Italie au début des années 1990. Les « banques de temps » italiennes tournent aussi en Espagne et au Portugal. Elles émanent de la volonté de mouvements féministes de remédier aux profondes inégalités qui caractérisent l’emploi du temps entre les hommes et les femmes. Leur objectif initial était de concilier la vie familiale, professionnelle et personnelle par la réalisation d’échanges gratuits de services à caractère personnel et dans un environnement proche. De nos jours, l’Italie dispose de trois cents banques de temps implantées, entre autres, dans les quartiers de grandes villes telles que Milan, Rome et Venise. Les « Time Dollar » sont devenus une monnaie de compensation avec pour principal objectif d’accroître les relations communautaires moyennant la réciprocité et l’aide mutuelle[1]. En 2004, on en dénombrait une douzaine éparpillées un peu partout sur le territoire espagnol. Ces banques de temps qui fonctionnent à l’intérieur d’un espace défini d’une communauté – tel un quartier ou une petite localité – sont autant d’agents de promotion de l’échange de services et d’attentions personnelles entre voisins. En outre, leur structure de fonctionnement est suffisamment souple pour permettre de s’adapter à l’évolution de la société. Destinées essentiellement à des collectivités défavorisées et vulnérables (les enfants, les personnes âgées, les handicapés et les malades), les « Times Dollars » évoluent vers une forme d’économie alternative visant à redynamiser l’économie familiale et communautaire. Il n’est pas bien difficile d’imaginer qu’Internet va faciliter ce type de solidarité entre communautés, tout en augmentant les besoins de compensation non monétaires entre les différents acteurs en présence. Le projet de mettre une banque de temps « on-line » à Barcelone, en est une bonne illustration.

linden_dollar La monnaie de compensation « s’octroie » ses droits de tirage – Des communautés spécifiques ne cessent de se multiplier dont les membres acceptent de coopérer en faisant de plus en plus appel à des instruments de compensation non monétaires. Un peu éberlué au départ, on s’aperçoit que tout compte fait (sic), il n’est pas si difficile de créer une monnaie privée. Nous savions que des artistes impécunieux devenus parfois célèbres, payaient leurs achats en abandonnant certaines de leurs œuvres à leurs fournisseurs et créanciers. Deux artistes danois, Lars Kreammer et Flemming Vincent, font mieux que cela. Ils se sont mis en tête de lancer la BIAM (Banque Internationale de l’Art Monney). L’Art Money qui semble avoir disparu aujourd’hui se présentait sous la forme d’un billet/tableau original valant 5 euros. Une valeur qui bougeait  selon les transactions acceptées entre les amateurs de ces œuvres d’arts miniatures appréciées et utilisées comme de vrais billets de banque. Au point que les initiateurs du projet estimaient que plus de 10 millions d’euros d’Art Money circulaient dans le monde[2]. Les auteurs reconnaissaient le côté farfelu de leur idée… mais elle marchait. Ca marche même parfois trop bien ! La monnaie virtuelle détournera-t-elle les Camerounais du franc CFA? Après la « monnaie des sables », la capsule de bière devient un nouvel instrument de troc dont le succès en fait une monnaie virtuelle de fait. Ce sont des brasseurs locaux qui ont eu l’idée de mettre sur leurs bouteilles des capsules de bière faisant office de primes. Au départ, ces primes inscrites à l’intérieur de la capsule allaient du téléphone portable ou des bouteilles gratuites à des gros lots comme une voiture. Mais ce qui était au départ un cadeau promotionnel est devenu une monnaie d’échange. On règle un repas, une course de taxi, on troque les primes faute d’argent CFA. Non seulement la monnaie virtuelle nous saoule mais on se dispute aussi les primes. Elles enveniment les relations de comptoir si l’on en croît la BBC de Londres qui raconte qu’un buveur a trainé une dame en justice, celle-ci lui ayant offert une bière dont la capsule donnait droit à une voiture. La dame avait gardé la capsule. Lui voulait qu’on lui offre la bière… et la capsule. Bref, le taux d’alcool au Cameroun est un des plus élevés d’Afrique[3]. Ces exemples, aussi surprenants soient-ils, démontrent que, dans les têtes, la monnaie est bien une représentation virtuelle du désir de l’échange. Que des personnes décident d’établir une transaction sur la base d’un billet « banque de France » ou d’un « billet Monopoly » ne dépend que de leur désir d’utiliser un outil d’arbitrage qui vaut contrat. Le problème devient alors de définir et de faire croître suffisamment sa crédibilité pour renforcer le pouvoir d’arbitrage de la « monnaie virtuelle » en question. Or, Internet a ce pouvoir là, de contribuer à constituer des communautés qui s’accordent sur les outils qui – hors de la sphère fiduciaire traditionnelle – seront utilisés pour arbitrer leurs transactions. Que ces arbitrages soient le fait d’une population « à la marge » démontre que, plus l’économie traditionnelle exclut de gens de l’économie fiduciaire, plus ils utiliseront des modes de transaction fiduciaires alternatifs. Ce qui s’est passé en Argentine lorsque le système bancaire s’est effondré aura démontré largement les façons dont l’économie alternative pallie les carences ou les insuffisances de l’économie traditionnelle. Mais ce qui est tout nouveau, c’est que ce sont des groupes commerciaux qui lancent désormais leurs propres monnaies ! Une monnaie privée.

Les monnaies de compensation virtuelles sont sans régulateurs. – Jusqu’à maintenant, on était resté sur l’hypothèse selon laquelle l’utilisation des monnaies virtuelles parallèles se contenterait de faciliter le troc local de prestations et de biens dans des contextes économiques fragilisés, pour des réseaux de solidarités spécifiques. Mais qu’en est-il lorsqu’ Internet permet la diffusion internationale des monnaies virtuelles ? Cette économie « non monétaire » n’est pas de la roupie de sansonnet. Les miles sont devenus une monnaie virtuelle utilisée comme monnaie de substitution, comme stock d’argent pour régler des voyages pour soi et sa famille. Les grands réseaux à l’exemple de celui des oligopoles des compagnies aériennes émettent déjà une monnaie virtuelle dont les applications peuvent se démultiplier. Une hypothèse plausible due au fait que des points Miles sont obtenus désormais grâce à des achats divers et non plus réservés aux seules compagnies aériennes.  La multiplication d’actions commerciales associées à des gains de miles augmente sans cesse les actifs virtuels circulants de cette « non monnaie ». Le phénomène prend de plus en plus d’ampleur avec la multiplication de micros états qui battent monnaie de singe et la création d’empires commerciaux sur le web qui proposent des instruments de compensation non monétaires capables de retenir « captifs » les ressortissants que seront devenus leurs clients « fidèles » à l’exemple du Linden Dollar[4]. La création d’états virtuels (ou communautés d’intérêts spécifiques), comme on en trouve déjà dans les jeux en ligne, illustre l’émergence d’économies parallèles qui cohabiteront, de gré ou de force, avec l’économie monétaire traditionnelle. Les autorités américaines s’inquiètent de l’importance croissante des échanges en ligne qui risquent d’échapper à tout contrôle. Paypal a pu contourner l’intermédiation bancaire en fournissant un moyen de paiement entre consommateurs (C to C) ce qui ne manque pas d’inquiéter les banques mais aussi les gouvernements qui craignent un détournement des flux financiers au détriment du fisc. Un juge californien a ordonné à la filiale du site d’enchères en ligne eBay de fournir des données concernant les transactions effectuées depuis 1999, date de son lancement, auprès de banques ou de comptes situés dans 35 pays considérés comme des paradis fiscaux, dont la Suisse, le Luxembourg, Malte, Anguilla, les îles Caïmans ou encore les îles Anglo-Normandes. Les projets se multiplient qui utilisent la toile comme Paypal. Microsoft a son projet de monnaie privée via une plate-forme de développement de cette  » Microsoft Money » et l’on peut compter sur le développement des jeux d’argent pour contribuer à la circulation d’une monnaie virtuelle dédiée aux casinos en ligne.

pas sans dangerIl est dangereux de croire que l’on peut utiliser impunément des monnaies virtuelles sans véritables contreparties. Si un Etat et son système bancaire encadré par des règles strictes peuvent en principe honorer leur signature sans problème que dire d’une compagnie privée même internationale. Le stock mondial des engagements de miles gratuits proposés par les compagnies aériennes atteignait les 700 millions de dollars en 2004. Ce calcul a été réalisé lors d’une enquête originale du The Economist sur l’endettement caché des compagnies aériennes. Le stock de points de fidélisation offerts par les compagnies aériennes mondiales représenterait quelques 14 milliards de miles. Les futurs retraités les stockent, les divorcés exigent une répartition du capital de points accumulés. En Allemagne, les cadres ou salariés amenés à se déplacer régulièrement sont invités à abandonner leurs miles au bénéfice de leurs entreprises. Certaines entreprises françaises en font autant. Dans un grand groupe d’électronique français, lors d’une modification des procédures de remboursements des frais de déplacements professionnels, les cadres ont demandé le remboursement des Miles qu’ils avaient accumulés. Les engagements futurs des compagnies en matière de vols gratuits sont depuis bien longtemps supérieurs à leurs capacités monétaires. En cela les compagnies aériennes se sont octroyé le droit d’émettre des tirages « non monétaires »  internationaux. On peut donc s’attendre à une forte dévaluation du Miles par le virtuel « FMI » (Fonds des Miles International) compte tenu de l’incapacité, tout à fait réelle, des compagnies à faire face à des règlements de voyages massivement réalisés par des coupons de miles gratuits[5]. Lorsque nous avions parlé des comptes épargne temps dans le « Syndrome de Chronos[6] », nous avions insisté sur leur intérêt comme outil de troc. Par exemple pour obtenir de la formation complémentaire, bénéficier d’années sabbatiques ou l’utiliser pour partir à la retraite plus tôt. Cela implique comme le font les « comptes d’épargne retraite privés », de provisionner les budgets correspondants dans un fond d’épargne. Beaucoup d’administrations, ne disposant pas des budgets nécessaires pour augmenter leurs agents, ont  proposé des comptes d’épargne temps, voire des « primes indirectes » par ce biais. Une administration vient de découvrir que les comptes de ses agents ouverts en 2002, représentaient, trois ans, plus tard quasiment un mois de congés supplémentaire par agent et 3% de la masse salariale. Ceci indépendamment des jours déjà rattrapés sur leurs RTT. Si on continue, ce sont des milliers d’agents virtuels que l’Etat devra financer. Faute d’organisme régulateur indépendant, les monnaies privées n’ayant pas de véritables gardes fous, sont et seront soumises au bon vouloir de l’émetteur qui reste et restera toujours plus un commerçant qu’un arbitre. Une petite bière ? Avec ou sans capsule !?


[1] Une expérience serait en cours de lancement à Bordeaux.

[2] Voir pour plus de détails : http://www.art-money.dk/

[3] Courrier International du 15 septembre 2005

[4] Le montant estimé de la monnaie virtuelle en circulation dans Second Life serait d’un peu moins d’un milliard de dollars Linden. Les habitants de Second Life ont pratiqué en 2008 quelques trois millions de transactions pour un montant compris entre 2 et 19 dollars. Le fondateur de Second Life assure avoir les contreparties pour couvrir les millions de dollars bien réels qui circulent dans ses univers virtuels.

[5] The Economist (Londres) du 20 janvier 2005

[6] Dunod 1997 et « Du mal travailler au mal vivre » Editions d’Organisations (2002)

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A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

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