Ardent pourfendeur des infotechnos, Paul Virilio, ne cessait de parler de « l’accident majeur de l’informatique », accident dont il disait que nous n’avons pas encore vraiment repéré où il se situera, ni quelle forme il prendra. Pour imaginer ce qui pourrait arriver de pire, il faut faire appel à la science-fiction. Si tous les microprocesseurs cessaient de fonctionner instantanément, toute l’économie contemporaine et nombre d’activités quotidiennes s’arrêteraient, comme dans le scénario que l’écrivain anglais E. M. Forster a décrit dans sa longue nouvelle The Machine Stops.

Il imagine une société entièrement câblée et hyper-centralisée dont les habitants vivent dans des habitacles individuels. Les relations n’existent pratiquement plus en face-à-face et sont devenues totalement médiatisées. La « Machine », insensiblement prise pour une divinité, détient le monopole de toutes les activités de la vie : « à travers elle nous parlons aux autres, à travers elle nous voyons les autres et par elle nous existons ». Puis un jour arriva la catastrophe : sans aucun signe précurseur de faiblesse, le système de communication tout entier tomba en panne sur l’ensemble de la terre, et leur monde s’arrêta. Est-ce un tel événement qu’envisage Paul Virilio ?

Sortons de la science-fiction et revenons à la fin du XXe siècle et au début du XXI ème. Le danger des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication vient qu’après avoir modifié notre rapport au temps et à l’espace, elles nous font courir le risque de perdre des points de repère essentiels pour notre intégration au monde. Puis, d’altérer notre capacité à préserver le contact avec d’autres êtres humains, de fausser nos relations à l’espace, au temps, au corps, aux émotions, au vrai et au faux et de déformer notre manière de penser et, enfin, de cesser de réfléchir pour ne fonctionner que dans un arc réflexe qui relie notre esprit à la machine. L’accident majeur ne sera pas aussi spectaculaire que l’imaginent certains auteurs, mais ce sera tout aussi terrifiant : ce sera l’homme stochastique.

Stochastique se dit de phénomènes relevant du hasard, des probabilités. Andreï Markov, mathématicien russe du siècle dernier, jeta ainsi les bases de la théorie des probabilités. Aucun chemin ne permet de prévoir des liens logiques entre des événements présents, passés et futurs, ils sont imprévisibles, aléatoires. Le comportement de l’individu stochastique devient variable, aléatoire et imprévisible. Ses valeurs sont emportées dans un maelström de sensations fugaces qui ont perdu toute logique. Combien de fois vous êtes-vous surpris, lancé dans une action, distrait par une intervention extérieure à avoir oublié pourquoi vous avez ouvert cette porte, pourquoi vous étiez venu voir ce collègue. La sur- sollicitation extérieure, vous le savez déjà, multiplie ces distractions. Pour peu que vous soyez fatigué ou en état de stress ces divergences mentales seront plus conséquentes. L’imprévisible est votre lot. Comme pour une loterie, on perd plus souvent qu’on ne gagne. L’homme stochastique n’a plus de discipline personnelle, on ne sait pas s’il rentrera chez lui ce soir et à quelle heure. Invité, on ne sait s’il vient, ou s’il faut commencer sans lui. Si vous déjeunez avec lui, vous le voyez toujours regarder ailleurs, ou consulter son portable, comme si vous étiez invisible. Que passe un personnage de quelque intérêt, tout relatif, le voilà vibrionnant, s’excusant de vous laisser deux minutes qui deviennent dix, puis vingt. Vous sortez, il n’est plus avec le personnage, où est-il ? Il vous le dira demain, en s’excusant au téléphone, larmoyant, désolé : il vous avait oublié !

C’est un bourreau de travail, mais tout le monde l’attend. L’avoir à l’heure est aussi hasardeux que de l’avoir tout court. Bien sûr il est malade, il le dit, mais le médecin l’attend, comme vous! Eclatée, sa trajectoire est aussi erratique que sa vie, laissant mille malheureux sur sa route. Un jour, on le trouvera cramponné à son téléphone et à son portable, dans les toilettes d’un T.G.V. qui part pour une destination qui n’a rien à voir avec celle de son billet. Peut-être un rare moment de lucidité?

Branché sur les réseaux électroniques, l’homme stochastique est soumis aux pures sensations de l’immédiateté, qui lui sert désormais de stimulus artificiel dont il aura du mal à se passer. Hier sa journée était conditionnée par le courrier, aujourd’hui elle l’est par le téléphone, par les gens qui font irruption dans son bureau, toujours ouvert. Son portable qui toujours le dérange, mais le stimule aussi. Ses sens sont surstimulés, son esprit survolté, son langage haché, comme ses phrases qu’il ne finit jamais : il « surfe ». Il manipule toujours un objet quelconque, et se plaint de manquer de temps et de collaborateurs compétents qu’il crève sous lui. Il est un des sujets préférés de conversation à la cantine : on suppute sur les façons de le calmer ou… le contraire, on parie sur son humeur du jour. C’est un homme probabiliste, il est stochastique.

Ces images vous renvoient à des situations connues. Vous souriez. Pourquoi ? Le portable de votre fils vient de vibrer. Le voilà distrait de son devoir de géométrie. Lui qui a tellement de mal à s’y mettre. Voilà qu’il quitte son travail pour sauter sur le téléphone, bien content d’avoir une distraction et une nouvelle « très importante » à annoncer à son copain, tout aussi content que lui de changer de sujet. La nouvelle-nouvelle attend déjà dans un quelconque ordinateur, qui le dérangera, lui ou vous, perturbant l’ordonnancement de votre temps, de votre trajectoire que vous pensiez avoir déterminée. Il n’en est rien.  Ces Infotechnos, qui donnent des nouvelles, souvent sans grand intérêt, se multiplient sous toutes les formes dans les entreprises mais aussi dans la société en général.  Ces objets s’appuient sur les nouvelles techniques « push/pull » de transmission des informations. Quelque part des ordinateurs ont pris en compte vos centres d’intérêts, vos hobbies, vos plaisirs préférés. Un marketing très poussé a constitué une base d’informations sur votre petite famille. Vous avez remarqué que les publicités, trouvées dans votre boite à lettre, étaient de plus en plus pertinentes. Hier, lorsque vous allumiez votre ordinateur, vous étiez obligé de partir à la recherche d’informations. C’était parfois long, fastidieux, incertain. Aujourd’hui, après avoir répondu à quelques questions, parfois indiscrètes, ce dernier prend en charge les dernières informations qui vous intéressent, des propositions aussi. Elles font mouches, vous distraient. Votre jardin secret est devenu une plate-bande dont on a arraché le panneau « défense d’entrer » ou, pire, sur lequel on a tagué : « supermarché » !

Les objets communicants seront partout. Vous vous arrêtez devant le panneau d’affichage de votre entreprise. Il a reconnu et identifié le badge que vous portez à longueur de journée. Le voilà qui vous rappelle que l’on vous attend pour la réunion de la fin de la matinée, que les dossiers du programme de recherche ont du retard et que la « Visio » prévue à 14 heures est décalée d’une heure. Il est même en mesure de vous parler, poliment – c’est important – pour vous informer sur les problèmes de coordination en cours. Votre badge mais peut-être votre montre, ou un autre objet que vous avez sur vous, pourront communiquer avec d’autres objets. Votre porte clé ou votre badge servent à savoir où vous êtes dans l’entreprise. L’ordinateur que vous venez d’allumer se configure comme celui de votre bureau, et le téléphone se comporte comme votre portable. Si quelqu’un vous cherche, le téléphone sur le bureau sonnera, vous interrompra, vous dérangera. Et lorsque vous sortirez de votre entreprise, votre pager vous délivrera des messages qui peut-être, vous obligeront parfois à revenir sur vos pas. L’ordinateur branché sur les réseaux est devenu le navigateur de votre vie personnelle et professionnelle. Le « collier électronique » qui pilotera la vie profession-nelle de chacun rendra toutes vos trajectoires probabilistes parce qu’il les perturbera au point de multiplier la demande de réactivité, au lieu et place de toute action réfléchie et ordonnée. Les esprits faibles, même doués d’une bonne intelligence, seront perturbés parce que trop assujettis aux contraintes de la main invisible que l’on appelle le marché. Pour l’homme stochastique : l’enfer c’est les autres. C’est cela l’accident majeur, la puissance de la machine associée aux sollicitations « des autres ». Le mobbing (harcèlement) par les « Infotechnos » pourrait devenir impitoyable. Une torture quotidienne de la sur-sollicitation. Voilà pourquoi l’accident majeur n’aura pas forcément de caractère spectaculaire. Il est là, inscrit dans l’histoire des impacts des Infotechnos sur la société, dangereux. Avec, pour seul remède, votre capacité à discipliner votre appétence aux bruits de la sono mondiale.

Extrait du livre « Le Sydrome de Chronos » Dunod

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A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

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