A la question que lui posait un journaliste de savoir s’il aurait pu gagner cette course autour du monde sans l’assistance de son ordinateur, ce navigateur connu, dont le nom m’échappe aujourd’hui, lui avait répondu : « Je ne sais pas si j’aurais gagné sans mon ordinateur mais je suis sûr que mon ordinateur n’aurait pas pu gagner sans moi ». Belle réponse qui résume celle que nous devrions avoir tous à l’esprit lorsque nous abordons les applications de la robotique et de l’intelligence artificielle. Elle me renvoie à l’avant-propos de mon livre de 1992, L’Entreprise Virtuelle sur lequel je reviens ci-après. Il proposait une vision des nouveaux fondamentaux des organisations du XXI ème siècle que nous devrions garder à l’esprit lorsque nous réfléchissons à ces sujets.
Le premier d’entre-eux aura été de mettre en évidence que » Tous les êtres vivants, y compris l’homme, sont soumis à la relation symbiotique« . Aujourd’hui une telle affirmation ne choque plus. On admet en effet que les unicellulaires mis à part, tous les organismes, absolument tous, sont le résultat de l’association de plusieurs organismes individuels qui se sont rencontrés dans le lointain passé, se sont unis par intérêt mutuel, ont mis leurs gènes en commun et ont donné lieu à des organismes complexes de plus en plus performants »[1]. La symbiose est ainsi promue au rang de moteur de l’évolution, y compris de la race humaine, au même titre que les mutations génétiques. Ce type de relation mutualiste unit l’homme et l’ordinateur. L’homme s’est d’abord avisé de transformer la matière et à inventer des machines puissantes qui leur permettaient d’obtenir une force de travail supplémentaire. Dorénavant avec l’ordinateur, du bout des doigts, les hommes agissent pour lancer une simulation, pour étudier des molécules sans faire appel à un laboratoire. Autrefois, seules des méthodes empiriques permettaient de découvrir des combinaisons nouvelles. Des milliards d’essais auraient été nécessaires à la découverte des alliages spéciaux utilisés aujourd’hui dans l’industrie. Désormais, le microscope à effet tunnel associé à un ordinateur permet d’assembler, pratiquement à vue, les atomes d’un matériau nécessaire à une application industrielle donnée. Mais sans l’homme il ne saurait rien faire de tout cela. Ne l’oublions pas.
Le signe domine la matière ! Grâce à sa symbiose nouvelle avec l’ordinateur et les réseaux de télécommunications, l’homme voit ses capacités d’actions amplifiées par l’accès à l’intangible. Il dispose désormais d’une puissance « virtuelle » incomparable avec celle de l’ère industrielle. Une puissance qui s’analyse en gain de temps et d’argent pour le gestionnaire, lorsque, par exemple, il est possible de simuler les processus d’usinage des moteurs Snecma – General Electric installés sur les Airbus, ou lorsqu’il est possible pour certains chercheurs de reculer à l’infini nos seuils de perception et de compréhension : il aurait fallu des millions de vies pour identifier et étudier les 3,5 millions de codes génétiques de l’homme. Aujourd’hui quelques heures. Les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC), comme on les désignaient à l’époque, tendent à annuler le temps et l’espace encore, lorsque associées à l’astronomie, elles permettent de remonter à la genèse du cosmos. Autant de nouveaux horizons ouverts à l’aventure humaine grâce aux applications des Technoinfos.
Modifie le rapport au temps et à l’espace. Contribuant à l’évolution de l’espèce humaine, les Technoinfos démultiplient ses sens et ses capacités à agir à distance. Téléprésent au bureau, dans l’espace ou sous l’eau, où il pilote des robots, omniprésent et toujours disponible sous la forme d’un simulacre, omniscient bientôt, l’homme contemporain entre dans le XXIe siècle avec la perspective de voir se modifier ses rapports aux objets les plus usuels, à son travail, à son entreprise et aux autres. Une formidable gestation est en cours dans notre évolution. Sous nos yeux l’ordinateur façonne une civilisation. Pourtant les constructions de l’esprit, les idées, les modes de pensée, les analyses économiques s’inscrivent encore dans un contexte propre à la production de masse. Post-industrielles « dans leurs têtes », trop de nos organisations restent encore empêtrées dans le néo-taylorisme. Elles n’ont pas pleinement assimilé les bouleversements issus de la symbiose croissante de l’homme et de l’ordinateur avec ses effets dévastateurs sur les organisations traditionnelles, nos modes de vie, mais aussi sur la compétitivité et l’économie des entreprises. Dans « l’Entreprise Virtuelle et les nouveaux modes de travail », j’avais décidé de montrer ces bouleversements et leurs conséquences parfois surprenantes, en répondant à une question centrale : qui aura-t-il après le secteur tertiraire ? Quels descendants au secteur tertiaire, lequel restait encore « improductif » à l’époque en absorbant les gains de productivité des autres secteurs ? Ma réponse n’était inattendue que pour l’observateur distrait. Après les cols blancs il y aura… mais des représentations virtuelles, distantes, de ces cols blancs ! C’est-à-dire omniprésents partout où existera une possibilité de branchement aux NTIC. Celles-ci structurent de vastes réseaux de corporations professionnelles : les Réseaupolis ( terme que j’utilisais dans les années 90), communautés qui influencent les organisations et les pouvoirs de l’entreprise mais aussi les façons de penser, de vivre, d’étudier et de travailler.
Un immense réservoir de productivité énergétique. Les indices foisonnaient qui annonçaient les transformations profondes de notre cadre de vie, de l’entreprise, sous l’effet des Infotechnos. Nos sociétés étaient en train de franchir une frontière entre deux civilisations : d’un côté celle matérielle, mécanique, industrielle, gourmande en énergie ; celle des hommes d’abord, des machines ensuite. Mais une civilisation qui reste en symbiose avec la nature. De l’autre celle immatérielle, cybernétique, gourmande en information mais économe en énergie, agissant sur des représentations virtuelles de la réalité, sur l’information symbolisant la vraie vie. Un monde qui permet d’envisager de faire revivre Marylin Monroe et qui sort de l’immatériel des écrans des objets réels, imprimés en trois D, immédiatement utilisables. Qui réduisait l’espace international à la liste d’un annuaire téléphonique et rendait chacun de nous de plus en plus dépendant de ce nouveau réseau nerveux que sont les télécommunications.
Voyageuse immobile, l’Entreprise doit être virtuellement partout pour gérer ses ressources, son savoir-faire, ses produits et ses clients. Elle doit apprendre à gouverner à distance. Le travail, devenu immatériel, est lui aussi virtuellement partout et fait de nous les « hommes terminaux » d’une société branchée, connectée, dans laquelle s’émiette notre temps entre nos vies privées et nos vies professionnelles qu’aucune frontière ne sépare plus. Nous voici aussi « nomades électroniques », zappeurs fous d’un travail qui se parcellise en de multiples lieux, en de multiples tâches. Les cols blancs en particulier pratiquent la « discordance des temps », car ils ne peuvent plus travailler selon les rythmes qui synchronisaient le monde ouvrier. Dans un secteur tertiaire qui représente désormais 85 % des actifs dont plus de la moitié travaillent sur des ordinateurs, les cols blancs coûtent de plus en plus cher, trop cher. Avec nos bureaux, nos ordinateurs dernier cri, nous n’arrivons toujours pas à développer une productivité satisfaisante. Les managers qui cherchent, avec des bonheurs divers, des solutions de productivité et d’efficacité pour leur tertiaire, inspirées des principes d’organisation de l’industrie, vont trouver des hommes terminaux qui créent des objets, des outils, des machines et même des représentations virtuelles d’eux-mêmes pour multiplier leur efficacité et leur productivité.
Le travail quitte les lieux de production traditionnels. Il est pour le moins significatif que j’ai choisi d’aborder en première partie du livre cet étrange quiproquo à propos du Télétravail. Quiproquo qu’on pourrait résumer ainsi : le Télétravail, solution du XXIe siècle, cherchait un marché au XXe siècle. L’Homme Terminal du XXI eme siècle, raconte les premiers effets de l’irruption des Infotechnos sur la distribution du travail. Elles font de la société post-industrielle une société hyper-technologique mais aussi hyper-communicante : le travail va quitter ses lieux de productions traditionnels, il sera dans les réseaux et nous observerons l’importance croissante des réseaux socio-professionnels. ( les Réseaupolis).
Les trois dons de L’Entreprise Virtuelle illustre concrètement les différents aspects de la nouvelle relation mutualiste entre les organisations humaines et les infotechnos. En annulant le temps et l’espace, celles-ci donnent à l’Entreprise ( mais aussi à l’individu), les dons de l’ubiquité, de l’omniprésence, de l’omniscience. Utiliser ces dons nouveaux ne se fera pas sans conditions. Entrer dans la couche virtuelle de la « sono mondiale » implique un statut d’initié, alors que les réseaux gagnent en pouvoir et en capacité à structurer les flux économiques au gré des stratégies des opérateurs et des nations. Nos organisations, nos sociétés sont en phase d’apprentissage, de découvertes qui profitent aux plus audacieux. L’entreprise va devoir subir une véritable Révolution Copernicienne afin de devenir réellement post- taylorienne. Elle optimisera ses investissements immatériels dans sa chaîne des valeurs ajoutées grâce à la coproduction. Ce qui l’amènera d’une part à devoir maîtriser le management à distance en se donnant une culture réseau, d’autre part à savoir utiliser les infotechnos pour se créer une sono d’entreprise en propre, en se mettant au standard technique du XXIe siècle.
La maîtrise des Infotechnos et de leurs applications est désormais un facteur clé de succès. L’ordinateur et les télécommunications sont devenus les outils incontournables de l’organisation de la société. Les Infotechnos seront un des grands instruments de régulation économique du XXIe siècle. En faisant fi des frontières, elles vont créer l’avènement du Tertius Ordo : du troisième ordre. Les pouvoirs économiques seront dans les réseaux. Pour les organisateurs du Troisième Ordre, un vaste champ d’action s’offre pour optimiser les allocations de ressources des entreprises et les enrichir.
Denis Ettighoffer 1992
[1] Lynn Margulis et Dorion Sagan, L’Univers bactériel. Les nouveaux rapports de l’homme et de la nature, Albin Michel,1988.