Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion de débattre en public avec un auteur spécialisé sur les évolutions du Web2 et des applications de la Toile. Ce qu’il y avait de curieux dans nos échanges c’était le contraste de nos approches respectives. Mon interlocuteur, auteur français venu de la Silicon Valley, était intarissable sur les dernières techniques et les nouveaux business models en cours de développement. J’avoue que je me sentais un peu déplacé dans un débat qui, encouragé par un journaliste qui se voulait branché, tournait au messianisme technologique là où je m’efforçais de montrer comment la Toile allait devenir l’instrument de tout un chacun. Étonnamment, le public semblait se satisfaire de cet étalage de culture technologique, là où, pour ma part, j’essayais mais sans grand succès, avouons-le, de faire la démonstration de l’utilité sociale et économique de la Toile. Deux discours, deux mondes. L’un qui s’enferme dans son « dot.com », le second qui tente de s’emparer de l’Internet pour qu’il ressemble plus à la société qu’à une grande surface. En tous cas je m’étais promis de revenir à la première occasion sur « Mon débat », à savoir comment, grâce à Internet, la migration des connaissances était source de Bien Être social.

Le nomadisme des commerçants sur la route des épices, de la soie ou les routes du sel a été une des premières sources des échanges de marchandises et de savoirs exotiques. Les voyageurs étaient reçus comme les pourvoyeurs des nouvelles et des innovations trouvées dans le vaste monde. C’est l’Internet qui joue ce rôle aujourd’hui. Ces nomades électroniques font le pont entre les organisations les plus diverses et favorisent de possibles coopérations. Au Brésil, dans une étroite vallée tropicale, les 300 habitants du village brésilien d’Ivaporunduva vivent encore dans des maisons faites de paille et de boue. Mais ils peuvent désormais demander conseil ou un rendez-vous en ligne avec un médecin, découvrir le prix et les marchés où vendre leurs fruits, télécharger des programmes de cours par correspondance pour les enfants, ou organiser des visites payantes du village ou des cavernes aux alentours. Auparavant, le village n’était relié au monde que par un vétuste radiotéléphone qui avait rendu l’âme. Des connexions internet similaires ont été installées dans 3.200 communautés rurales brésiliennes depuis deux ans et 1.200 autres l’ont été en 2006.

« L’accès au numérique est une politique efficace pour lutter contre l’exclusion sociale. C’est plus efficace que beaucoup d’autres politiques sociales« , a déclaré au correspondant de Reuters, Antonio Albuquerque, responsable du programme.  » Dans un groupe que je fréquente nous avons un « Mike » qui s’est investi dans l’éducation des enfants de pays en voie de développement. Il nous envoie des contributions qui un jour viennent de Syrie, un autre de New-York une autre fois du Mexique. Immergé dans la toile, il furète à longueur de temps et il dépose dans notre forum des idées, des réflexions, des papiers donnant des points de vue du bout du monde. Lui et des milliers d’autres sont des zélotes sociaux qui fertilisent par leurs approches respectives une grande diversité d’entre nous qui piochons allègrement dans cette matière généreuse. Ces porteurs de savoirs migrent maintenant sur la Toile afin de rendre plus fertile les domaines dans lesquels ils exercent leur métier. Déjà, la radio, la télévision, les programmes vidéo et des sites spécialisés sur Internet contribuent à la diffusion des savoirs sur la contraception, les soins de santé, la promotion de certaines plantes, les modes d’irrigation les plus appropriés. Internet a apporté une approche plus interactive de ces savoirs au gré des circonstances et des problèmes rencontrés. Le réseau devient cerveau, chacun offre, découvre, propose des solutions qui répondent aux grands et petits problèmes des internautes. Tous les ressortissants de notre planète numérique, d’une manière ou d’une autre, contribuent à la fertiliser entraînant avec eux des innovations sociales, des modes de gouvernement, des ressources, des façons différentes de vivre, d’entreprendre ou de travailler. Bill Drayton travaille, comme il dit, « à changer le monde » depuis presque trente ans. En 1980, il a créé Ashoka, une association qui soutient des innovateurs sociaux par la fourniture de bourses et surtout par un vaste réseau d’influence [1]. Ce réseau mondial se développe en creux des modèles économiques marchands. Un réseau d’individus qui portent des idées aussi prosaïques que de faciliter l’insertion d’anciens toxicos au Brésil. Ashoka soutient des «porteurs de graines », des gens qui prouvent que l’on peut changer les choses. « Ils sèment leur grain avec une idée très pratique. Puis un autre porteur arrive qui la fait connaître dans une autre région du monde » explique Bill. Ils sont des centaines déjà qui font circuler les idées entre le Bangladesh, les Etats-Unis et le Brésil. Et ça fait boule de neige. Le réseau Ashoka est devenu une véritable pépinière mondiale de gestion des idées. Il applique des solutions qui ont marché dans une région. Ashoka devient un circuit de diffusion des savoirs, ce pouvoir est illustré par la progression fulgurante des applications du « social networking » sur la Toile. Elle illustre les possibilités des réseaux de solidarités coopératives. C’est comme cela qu’un ingénieur français indiquera à des producteurs indiens de briques d’argiles comment améliorer la maîtrise de la température de leurs fours après avoir appris qu’ils perdaient jusqu’à la moitié de leur production. Le troc d’information y est permanent, d’où une posture naturelle à l’échange gratuit, généreux.

Ces internautes participent à l’ensemencement d’idées ou des propositions sans calcul de retour sur investissement. Des compagnonnages virtuels soudent des liens entre personnes intéressées par des emplois ou des opportunités de formation pouvant leurs être offerts [2]. L’entraide prend de multiples formes et mélange de multiples motivations qui, de la communauté de commerçants [3] à celle de paysans et d’éleveurs [4] ont toutes pour particularité d’être promues et valorisées par internet sous une forme ou une autre [5]. Nous voyons émerger ici, au travers de l’appel à des compétences « à la demande », des porteurs d’idées et de savoirs de tous ordres qui nomadisent d’entreprise en entreprise tout en restant branchés avec leurs corps professionnels auprès de qui ils trouvent les ressources et les expertises dont ils ont besoin. Une idée centrale émerge : les talents sans frontières, les créatifs en réseaux sont en train de devenir une force qui remettra en cause bien des analyses sur les migrations de la matière grise dans la globalisation de l’économie. Partout, un maillage de générosités sans tapage, d’initiatives lancées d’une extraordinaire diversité, issues autant des personnes que des entreprises, tentent de remédier aux insuffisances du système économique classique, à la faiblesse d’une région que l’économie ignore. Une entreprise envoi ses cadres participer à la mise en place d’un réseau d’irrigation, une autre des pompes solaires. Des associations de particuliers s’organisent et jumellent leurs villes ou leurs villages français avec des écoles ou des hôpitaux, des centres de soins au Mali, au Ghana, au Vietnam. Internet permet de garder le contact, de s’informer, de favoriser la coordination entre les intervenants de tous pays, préparer des voyages, des visites ou recevoir dans les meilleures conditions. L’école de la brousse devient la première bénéficiaire des savoirs qui peuvent être disponibles en ligne en favorisant des rencontres entre civilisations. L’IRED est un exemple de portail dédié à la coopération non monétaire des réseaux solidaires. Il offre des publications et des documents pour gérer des réseaux de pratiques. Fondé en 1981, l’IRED constitue un réseau international de partenaires locaux en Afrique, Amérique latine et Asie-Pacifique : associations de paysans, pêcheurs, éleveurs ou artisans, centres d’animations, ONG d’appui pour la formation et la technologie et Instituts d’études, de recherche et de formation. [6] En France un des plus réussis de ces portails logistiques pour la recherche et la gestion de ressources est Place Publique [7] qui englobe la quasi-totalité du spectre des solidarités. Ces espaces numériques constituent des passerelles entre le local et le distant, entre les initiatives de quartiers et les aides ou pratiques connues dans l’espace européen [8].

Des fondations s’attaquent à ce nouvel espace de créativité pour façonner une autre société. Le site de la communauté scientifique et des idées qui changent le monde vous donne rendez-vous sur le site de Cambridge [9]. Tout de ce qui bouge, les organismes qui mâchouillent le futur, qui défendent les réseaux open source, qui coopèrent dans les domaines de la santé, de la vie en société, et des milliers d’autres sujets sont ici, où « on change le monde en échangeant des idées de toutes sortes ». Les sites de communautés savantes se multiplient partout, véritables think tank mis gratuitement à disposition. La Sapling Fondation, créée par Chris Anderson, ex fondateur de Future Publishing, s’est donnée pour mission d’utiliser « le pouvoir des idées pour changer les médias et les marchés » [10]. En 2005, Chris Anderson, à l’occasion de la conférence TED (Technology, Entertainment et Design) se déroulant à Monterey en Californie, a offert une aide financière de 100 000 $ pour développer l’accès à Internet en Afrique. Dans les rencontres de la TED on retrouve les plus grands noms des entrepreneurs anglo-saxons. Bil Gates, Rupert Murdoch, Jeff Bezos d’Amazon, Larry Page et Sergey Brin, pères de Google, sans compter les multiples figures qui, d’une façon ou d’une autre, ont apporté des idées significatives à la culture et au progrès. On peut affirmer sans grand risque que l’initiative de Chris Anderson aura donné des moyens de réalisation à des « créatifs culturels » de talent. Il aura suffi qu’ils tentent leur chance en soumettant leurs projets pour « changer le monde » à l’occasion des nombreuses manifestations auxquelles participe la Sapling Fondation. Pour valoriser les immenses gisements de matière grise, la libre circulation des idées et des savoirs contribue à la croissance économique, à la protection de la santé, à l’éducation des populations, à leur autonomie économique et, plus globalement, à une meilleure utilisation des ressources mises à la disposition des terriens. Internet est un média dont des médiateurs culturels se sont emparés pour faciliter les échanges savants de toutes sortes car il porte cette révolution consistant à aider des gens à « faire pousser leur blé » plutôt qu’à leur « vendre du pain ».

Denis Ettighoffer

[1] http://www.ashoka.asso.fr
[2] http://www.employlocal.net/goodpractice.asp
[3] http://www.entraidecommerciale.com/
[4] http://www.irenees.net/fiches/fiche-dph-3680.html
[5] http://www.ynternet.org/
[6] http://www.ired.org/modules/news/
[7] http://www.place-publique.fr
[8] http://www.projets19.org/
[9] http://www.cambridgenetwork.co.uk/default.asp
[10] http://en.wikipedia.org/wiki/TED_(conference)
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A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

1 commentaire

  1. Des acteurs improbables de Youtube… Cela se passe au Bangladesh, l’un des pays les plus pauvres du monde, et relativement les plus peuplés. Chaque semaine, l’instituteur de Shimulia, un village de l’ouest, parcourt les 150 km jusqu’à la capitale Dhaka, pour porter une carte mémoire avec des vidéos dans un cybercafé d’où il pourra les poster sur YouTube. Il s’agit de séances de cuisine collective et la chaine du village s’appelle AroundMeBD. Par exemple, on voit dix femmes revêtues d’un sari rose découper, préparer et cuire un thon de 100 kg qui sera ensuite dégusté par 400 convives. Ou bien on vous montre comment cuisiner un buffle d’eau de 300 kg. Le succès remarquable de cette initiative repose sur l’ambiance de camaraderie qui existe dans le village, l’esprit communautaire qui l’anime, indépendamment des croyances, des religions et des situations financières de chacun. Ces vidéos ont déjà été vues, en cumulé, 1,3 milliards de fois et reçoivent des commentaires élogieux dans toutes les langues du monde. L’argent acquis grâce à cette notoriété est consacré au bien-être des habitants, notamment l’achat de médicaments, le soin des personnes, et, lorsqu’un incendie a détruit plusieurs maisons, il a servi à les reconstruire. D’autres villages isolés ont su de même acquérir des audiences à travers le monde entier en utilisant YouTube et Facebook. En Inde, Village Cooking Channel a 15 millions d’abonnés, au Pakistan, Village Food Secrets en a 3,5 millions. Des villageois qui jusqu’ici n’avaient aucun accès aux médias utilisent maintenant ces plateformes pour décider eux-mêmes de l’image qu’ils veulent donner de ce qu’ils sont, de leur culture, et simultanément construire des projets professionnels qui occupent parfois des dizaines, voire des centaines de personnes. Hommage à l’imagination et au courage ! Nilesh Christopher (Bangalore, Inde) et Faisal Mahmud (Dhaka, Bengladesh) – Rest of World – 22 février 2022
    D’après SICS (Société Internationale de Conseillers de Synthèse) Février 2022

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