En 1997, invité à un colloque, j’écoutais un représentant du ministère du travail présenter un état des lieux du marché du travail. L’intervenant était brillant, l’exposé équilibré et précis, la situation on ne peut plus claire : épouvantable. Pourtant un malaise me saisissait. Notre orateur avait escamoté du monde du travail tout ce qui n’était pas salariat, à la trappe, commerçants, artisans, libéraux, travailleurs ou entreprises à domicile. Des millions de gens du monde du travail n’existaient pas pour ce grand fonctionnaire faute d’être des salariés. Un oubli qui me paraît catastrophique mais aussi emblématique.
Catastrophique, car nous observons une migration croissante entre les différents statuts du monde du travail. Les travailleurs passent plus volontiers d’une activité salariée à une activité libérale ou commerçante pour un jour peut-être revenir au statut de départ. Cette “ respiration ” économique et sociale du monde du travail doit être considérée comme un phénomène contemporain amené à augmenter pour atteindre sans doute 10% de la population active. Polyactifs par nécessité, beaucoup de salariés de cette fin de siècle, des hommes et des femmes de plus en plus nombreux, entendent s’affirmer et évoluer professionnellement en se remettant en question. Pour certains, avec l’arrivée des 35 heures ce sera l’occasion de jouer la polyactivité contre la précarité. Pour d’autres, la création d’entreprise devient le nouvel ascenseur social des années 2000. Malgré les risques encourus, ces salariés préfèrent tenter leur chance auprès de clients auprès de qui, à défaut de beaucoup d’argent, ils trouveront des satisfactions qui leur feront supporter, devenus travailleurs indépendants ou petits entrepreneurs, bien des vicissitudes. Ils feront partie de ceux qui n’hésiteront pas à affirmer qu’il est plus facile de trouver un bon client qu’un bon patron.
Emblématique aussi : la France n’aime pas les gens entreprenants. Sa situation est à plus d’un titre anormal. La croissance des micro-entreprises au Royaume-Uni a été de 73,28% entre 1973 et 1990 alors que la nôtre était de 0,42% pour la même période. Depuis le début des années 1990, le déficit de création d’entreprises français est de 11%. Ces petites entreprises le plus souvent familiales au départ, ont créé 78% des nouveaux emplois aux Etats-Unis, entre 1977 et 1990. Faute de savoir soutenir les plus entreprenants, la France perd des millions d’occasions de créer des emplois. Des irréductibles croient pourtant encore à l’esprit d’entreprise. Entreprises, honnies ou enviées par ceux à qui elles rappellent le courage d’entreprendre, délaissées par les pouvoirs en place qui, venus en majorité de la haute administration, ne s’intéressent qu’aux meilleures façons d’utiliser la richesse qu’elles créent, ignorées par les syndicats qui y voient l’emblème d’une société libérale honnie (au fait libérale ou libérée !?), tout y est problème. Voilà pourquoi nous attendons tous des représentants qui facilitent l’exercice de notre liberté et nous permettent, nous qui avons si peu de temps, de faire entendre notre voix. Lorsque je m’interroge parfois de savoir pourquoi nous restons un carré d’irréductibles à se donner tant de mal pour une cause si peu gratifiante que la représentation publique l’ignore ?! Je ne connais qu’une réponse sensée à cette chose insensée : Des fables de La Fontaine, notre préférée, est sans doute celle du « Loup et du Chien ».
Denis Ettighoffer