Le pire des fléaux, c’est d’attendre des techniques qu’elles puissent résoudre des problèmes d’organisation, et de ne pas anticiper leurs retombées stratégiques et politiques sur les marchés, les métiers, les économies nationales. Comme pour donner raison aux partisans du « wait and see » les ratés du grand œuvre technologique ne cessent de faire parler de lui, le système de réservation Socrate à Paris avec la SNCF, l’abandon du projet de bourse de Londres Taurus après dix ans d’efforts inutiles et 4 milliards de francs évaporés, la rupture des télécommunications d’ATT de la région de New-York en 1990 suite à quelques lignes de programmations défectueuses, la panne du système de navigation aérienne de l’aéroport de Paris en novembre 1991[1], la panne de l’ordinateur central de la Sligos qui paralysera  un week-end de juin 1993 une partie du réseau de cartes bleue français, le crash en 1994 du système d’appel d’urgence des ambulances londoniennes qui occasionnera plusieurs morts, l’interruption du service en ligne d’AOL en Août 1996 pour ses 6,2 millions d’abonnés suite à une simple erreur de manipulation d’une équipe de maintenance… l’actualité nous rappelle régulièrement que nous sommes entrés dans une nouvelle ère, celle des systèmes et de leur fragilité supposée. Une fragilité qui impressionne. Du personnel mécontent peut mettre à mal n’importe quelle installation. Il lui suffit de saboter les installations ou des applications, de ne pas faire le nécessaire pour empêcher la dérive des coûts des projets.

L’offre technologique est exacerbée par une concurrence internationale perceptible par tous. L’obsolescence rapide des produits, les besoins en capitaux considérables éliminent impitoyablement les moins innovants, ou les moins chanceux, entraînant avec eux des pans entiers d’activités industrielles mais aussi, malgré eux, les clients qui n’ont pas su choisir le bon camp technologique. Regardez ce qui se passe avec la 5G. Le temps de réaction des utilisateurs pour s’adapter à un nouvel environnement technologique – rappelons-nous des difficultés de l’OS/2 d’IBM face à Unix et au DOS fin des années 1980 – devient lui aussi un facteur critique plus important parfois que la qualité intrinsèque du produit. La guerre se déplace vers les marchés à qui l’on donne des armes. Rappelez-vous encore : Netscape contre Explorer par exemple, afin de constituer les bataillons de la piétaille de ces nouvelles confrontations technologiques. La technologie est devenue arme des marchés, moteur de l’économie et outil stratégique des entreprises. Lorsque ICL, en 1981, a adopté les composants électroniques de Fujitsu pour la fabrication de ses ordinateurs, savait-il le risque qu’il courrait de dépendre de son fournisseur en innovation technologique. Fujitsu prendra la majorité du capital en 1990.

Les limitations à la diffusion technologique sont aussi un facteur de cette guerre technologique que se livrent nations et compagnies à l’exemple de Huwei. Les obstacles imposés à l’Inde par les Etats-Unis afin qu’elle ne puisse disposer de ressources informatiques nécessaires à ses programmes nucléaire et spatial en sont une autre illustration. A ce détail près que les Indiens ont réussi malgré tout à réaliser leur supercalculateur et qu’ils ne manquent pas une occasion de rappeler que dans les années 50, les occidentaux se moquaient des Japonais et de leurs produits d’imitation. La presse asiatique et anglo-saxonne parle de puissance technologique pour illustrer les nouveaux rapports de forces qui s’exercent entre les régions du globe. La Corée, Taiwan, Singapour sont devenues des générateurs de valeur ajoutée à partir d’industries de bases amenées par des entreprises japonaises ou chinoises qui s’attaquent sans complexe à des secteurs comme les télécommunications, les logiciels, l’aérospatiale et la robotique.

 Face à cette surenchère technologique, le personnel politique comme les dirigeants d’entreprises ont du mal à faire un pont entre le monde technique, la pensée politique et la vision stratégique. Nous en avons un bon exemple lorsque l’on constate le gap existant entre les experts du Covid19 et la représentation publique. En sortant la technologie des seules mains des techniciens, les responsables politiques sont confrontées à de difficiles décisions qui du recyclage des déchets nucléaires à l’utilisation d’Internet pour les écoles, le confinement et ses effets économiques, les obligent à anticiper au moins autant qu’à gérer les tensions ou les problèmes du moment. Mais ont-ils seulement une idée de ce que seront les organisations et les services de l’Etat dans les vingt ans à venir ? Savent-ils imaginer comment seront les entreprises dans les cinq ou dix ans à venir ? Dans une récente Visio-réunion, un interlocuteur parlait du problème de trésorerie des entreprises à la reprise… il n’avait pas tort… mais je voulais qu’il comprenne que la résolution de ce problème devait s’inscrire dans quelque chose de plus essentiel « l’urgence de décarboner » le plus possible ses activités. Ce qui n’était pas incompatible avec sa préoccupation à court terme mais donnait à son action une orientation précise et toute aussi urgente.

Les dirigeants de ce siècle doivent faire face à une société souvent, comme eux-mêmes, inculte en matière de technique. Une société qui n’est pas habituée à considérer qu’elle n’est ni la meilleure ni la pire des choses, mais que, par contre, il convient d’être imaginatif dans son utilisation. Un point de vue qu’exprimait le prix Nobel de physique, Cohen-Tannoudji, en rappelant le manque d’idées d’applications qui avait suivi les premières découvertes sur le laser. Aujourd’hui, les lecteurs de CD-Rom, la chirurgie esthétique, les recherches avancées en matière de radiations de la matière, illustrent la façon dont quelques hommes se sont emparés de l’objet technique pour lui donner un sens, une utilité positive. Le même principe s’applique à la diffusion des technologies dans les entreprises et la société. Voilà pourquoi disserter dans l’absolu sur l’impact négatif des NTIC n’a pas plus de sens que de disserter sur son impact positif. C’est l’inventivité dans les usages qui fait la différence. La technologie ça n’est pas le bonheur garanti. Il y aura toujours un « fils de p… » pour transformer l’objet le plus innocent en instrument de mort ou de contrainte. Au final la peur technologique, la crainte d’appliquer le progrès dans ce qu’il nous offre de meilleur empêche l’innovation dans la création de nouveaux services et de nouveaux emplois. C’est cela aussi la crise technologique.

[1] Un jeudi soir de novembre 1991 démarre brutalement une grève des contrôleurs aériens. Comme par hasard dans les 24 heures qui suivent 14 des sites informatiques de contrôle sur 20 sont hors services dont celui, indispensable, de la salle des opérations chargé de préparer les plans de vols d’Orly et Roissy.

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A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

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