En devenant des manipulateurs de symboles nous devenons des manipulateurs d’artefacts virtuels. Ce qui veut dire que nous aurons de plus en plus de mal à séparer le réel du virtuel dans notre imaginaire. Nombre de critiques reprochent aux images numériques de donner une représentation chimérique du monde et d’altérer la réflexion de diverses manières. Elles transformeraient et modifieraient notre représentation du monde, escamoterait le temps de la réflexion critique, empêcherait d’aller au fond des choses etc. Que valent leurs arguments ?

neo dans matrix Les images totalement construites par ordinateur renvoient leur utilisateur à une représentation, à une simulation de la réalité qui affectera ses représentations du réel. Puisqu’il devient possible d’inventer littéralement des réalités différentes, des mondes artificiels, des simulacres de personnages, elles sont coupées de toute référence extérieure par comparaison avec des images enregistrées. Le créateur d’une image de synthèse dispose des outils pour représenter ce qu’il souhaite plutôt que montrer la réalité ce qui renforce le risque de subjectivité en déconnectant l’homme du réel. L’image de synthèse rend service à la psyché plus qu’elle n’informe. Au pire, elle sert la folie. Au mieux, elle facilite une approche plus globalisante, plus concrète, que celle de l’observation des résultats bruts, sous leur forme numérique, par exemple dans le cas d’une aide à la formation utilisant la simulation. De même de toute réalité abstraite on peut tirer un “modèle” observable, une interprétation symbolique permettant de “simuler” la réalité, là je pense à la possibilité de représenter des équations mathématiques à plusieurs dimensions. L’image sert d’outil de travail, de validation, d’aide à la mise au point, de manipulation d’objets inaccessibles ou invisibles ou de recherche cognitive ou théorique. Elle rend service à l’interprétation, à la compréhension des choses. La virtualité change aussi la place de l’observateur par rapport à l’image : grâce à de nouveaux interfaces techniques, il ne se trouve plus devant l’image, il a la possibilité d’aller à l’intérieur, de plonger et d’évoluer dans des espaces, des lieux virtuels, des “cyberespaces” et d’interagir avec eux. Les infotechnos permettent déjà de voir, d’entendre et même, grâce aux accessoires de la réalité virtuelle, de toucher à distance. Petit à petit, les tentatives pour imiter les sens à distance réussissent, mais on ignore quelles informations se perdent dans la transmission électronique. Le corps, l’usage de leurs sens, de leur appareil moteur et les émotions figurent parmi les autres domaines de la vie dont les infotechnos risquent de couper ou, devrais-je dire, de manipuler les hommes. La psychologue Etty Buzyn évoque les menaces que les simulations recèlent pour les enfants. «Le jeu vidéo maintient l’enfant dans une passivité en rupture avec une confrontation à la réalité, qui lui permettrait par un retour sur lui-même de créer un monde intérieur à sa mesure. Il le prive également de tout mouvement physique libre. Dans ce mimétisme appauvrissant, l’enfant n’éprouve plus son organisme et perd ainsi l’aptitude à déceler ses sensations et ses émotions personnelles ». La porte s’ouvre ainsi sur toutes les confusions envisageables entre la réalité et l’information sur les faits, le vrai et le faux. Les simulations remettent en question le statut des apparences, l’incarnation, le principe de réalité des représentations immédiates ainsi que leur légitimité. Le réalisme croissant des techniques du virtuel enchevêtre plus finement le réel et le virtuel et semble conforter le danger de les confondre : «le danger le plus apparent, c’est de si bien croire aux simulacres qu’on finit par les prendre pour réels ». Alors le saut est consommé de passer du numérique au chimérique!

reel ou imageAlors que la simulation interfacera de plus en plus les individus et leurs actions, le risque que les décideurs ne retiennent que ce type de “ simulation numérique ” existe. Les ordinateurs sont opaques aux données sensorielles, aux humeurs, aux sentiments, aux intuitions soudaines, qui se traduisent aussi par des signaux électriques, traités par le cerveau. Ces machines ne connaissent que des objets et des relations mesurables, quantifiables, numérisables, qui s’expriment en éléments binaires oui/non. Toutes les données qui ne satisfont pas à ces conditions pour entrer dans ce moule sont rejetées. Elles sont traités par des relations logiques et sont analysées indépendamment de tout contexte humain. La déchéance de la réflexion serait liée également au fait que l’informatique transforme tout en calcul, ce qui conditionne largement les décisions que les responsables économiques sont conduits à prendre. L’informatique, les systèmes d’information ne traitent des données que d’une manière logique, séquentielle, analytique, selon le mode de fonctionnement de l’hémisphère gauche du cerveau humain. Si les modes de fonctionnement propres à l’hémisphère droit sont oubliés, méprisés, si les processus analogiques, intuitifs, non linéaires, simultanés, globaux, de maniement des données sont supprimés, l’homme perd la moitié de ses capacités, il se mutile, restreint ses possibilités individuelles et collectives d’adaptation au changement et à l’action créatrice. Les hommes disposent fréquemment de repères, d’objets qui laissent des messages ni écrits ni verbalisés, signes qui parlent à leurs sens et qui les guident dans la vie quotidienne et les actes usuels. L’individu qui ne s’en remettrait qu’à l’ordinateur se priverait volontairement de tels renseignements. Avec la simulation il perd le sens des réalités. L’esprit rationnel étant le fruit des essais et erreurs, son intelligence, sa compréhension sensible du monde réel s’en trouveront ramenées à ce qu’une machine en perçoit. Si tel est l’avenir sous-jacent à la soi-disant société d’information, les hommes courent le risque de perdre l’essentiel des finesses de l’analyse et de la réflexion.

Il ne faut pas si tromper. L’informatique accroît le risque de tomber dans l’excès de confiance. Risque qui existe depuis que les hommes réfléchissent à leurs actions en se faisant soutenir par des machines. Autrefois, on disait volontiers que c’était la “ faute à l’informatique” lorsqu’une procédure administrative cafouillait un peu. Aujourd’hui, il existe la tentation, si la machine “ l’a pensé ”, de ne pas aller au fond des choses, de se contenter des résumés, des images de synthèses pour gagner du temps, parce que l’on dispose de la totalité sous la main et que l’on pense ne pas avoir besoin de prendre connaissance des sources originelles. La quasi-symbiose d’une société avec les artefacts qu’elle a créés n’aura jamais été aussi manifeste qu’avec les machines à informer et à communiquer. Il faut avoir à l’esprit que le Net participe à une création culturelle, à une modification des façons d’organiser sa pensée en complète rupture avec les modes d’acquisitions classiques. Monde AvatarL’utilisateur reste seul devant les immenses possibilités offertes. Comment lui donner des clés d’utilisation sans qu’il s’égare dans une quête somnambulique qui vide la tête de toute pensée organisée ? Où le virtuel désengage de toute sensibilité, de toutes perceptions morales ou critiques à l’exemple de ces jeux de « tueurs virtuels » qui envahissent les consoles de jeux de nos enfants. Il faut donner aux internautes de nouvelles formes critiques de navigation pour se promener dans des mondes virtuels et les aider à interpréter ce qu’ils vont y vivre. Les images numériques, synthétiques et virtuelles constitueront de plus en plus une sorte de néo-réalité, à côté de la réalité, parfaitement capables d’aliéner ceux qui ne savent pas maîtriser ces nouveaux systèmes symboliques. Toute une pédagogie spécifique reste à inventer pour utiliser le Net sans se fourvoyer, sans y perdre ses repères. Le risque d’une vie chimérique existe. Nous sommes tous des Néo en puissance !

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A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

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