Quelle est l’origine de la création de valeur ? Je remarque tout d’abord que les entreprises ont nettement surinvesti dans les coordinations et insuffisamment dans la coopération. Si le choix de la structuration dans une chaîne de la valeur a une importance majeure sur le modèle de développement de l’entreprise, la liberté d’échanger des idées et des connaissances en aura tout autant. D’autant que, le turn over des produits s’accélère dans la mesure où l’on passe de l’entreprise agile aux produits agiles. Sait-on qu’en deux décennies, la durée de vie commerciale des voitures a été divisée par deux en passant d’une quinzaine d’années à 6-7 ans environ ? Et que 70% du chiffre d’affaires des entreprises est réalisé avec des produits qui n’existaient pas il y a cinq ans. De même, 80% des références introduites dans la grande distribution ont une durée de vie inférieure à douze mois. Ensuite, les entreprises se constituent en écosystèmes afin de gagner en productivité.  Elles participent à une économie systémique où le réseau technique reste dominant et fait craindre la wallmartisation de l’économie. Mais dans un contexte transnational hétérogène. Les entreprises européennes ont plus de difficultés pour bénéficier des apports des organisations systémiques.  L’enjeu pour les entreprises et les organisations consiste à sortir de stratégies uniquement basées sur la réduction des coûts. Car ce sont les apports d’idées et de savoirs qui constituent la clé de la compétitivité. Au fil des décennies, nous avons assisté à une modification fondamentale des leviers créateurs de valeur : si 80% des innovations sur les « process » viennent de l’intérieur, 80% des innovations sur les produits et les services viennent des partenaires et clients de l’entreprise. L’objectif est d’encourager l’intensification des échanges, pas d’encourager l’utilisation des technologies de l’information !

Constatez-vous un déficit dans la production des idées ? Oui et la pénurie des idées est un signe de décadence, de déficit de vitalité sociale, de perte de fertilité économique. Une enquête récente du cabinet de conseil Bain conclut que neuf cadres supérieurs sur dix considère l’innovation comme un facteur de compétitivité critique de ces prochaines années. Pourtant les dirigeants ne consacrent guère de temps à se projeter dans l’avenir. De même, les innovations sont considérées comme relevant de pôles spécialisés, comme le service de R&D de l’entreprise ou issues d’évènements extérieurs à l’entreprise alors que des quantités de collaborateurs rongent leurs freins avec des idées à revendre. Si les apports d’idées peuvent faire la différence dans la compétitivité de l’entreprise, tout semble fait pour limiter la fécondité des personnels. Quand cela n’est pas carrément sanctionné !

Certes, l’entreprise qui veut travailler sur la création de valeur doit encourager la production d’idées, mais souvent, elle se fait « sur autorisation » de la direction générale. Or, et la Société française à du mal à l’accepter, les idées ne viennent pas « sur ordre ». De fait, on transmet des savoirs sans vraiment les remettre en cause. Autrement dit, on optimise l’existant alors qu’on pourrait faire différemment. En France, notamment, on invente pour améliorer les processus, pas pour les changer. La France est un pays brillant mais beaucoup moins collectivement, la culture d’ingénieurs devient une faiblesse. Tout comme il existe une économie des sciences dures (les Forecast, les comptes d’exploitation…), il existe une économie des idées. Si l’on veut se battre sur le terrain de la concurrence mondiale, il faut accepter cette logique : les chinois et les indiens font exploser leurs budgets de R&D et proposent des produits mille fois moins chers que les nôtres : on ne peut lutter que par nos idées. La guerre de l’information et de l’innovation fonctionne 24 heures sur 24.

On crée de la valeur ajoutée conjuguée en favorisant la pollinisation des idées et des savoirs via les réseaux, ainsi que l’intensité des échanges de compétences entre organisations. La pollinisation des idées et des savoirs par les réseaux va devenir aussi importante que de faire des gains de productivité. Cela implique de compléter l’intégration fonctionnelle et technique par une forte culture de la coopération. Conduire et développer des organisations coopératives nécessitent au moins autant d’énergie que pour trouver des gisements traditionnels de productivité. L’américain Paul Romer, professeur d’économie à l’Université de Standford, a développé une théorie de « l’économie des idées », à l’origine d’une croissance économique au moins aussi spectaculaire que celle des gains de productivité dus à la systémique informatique. Paul Romer démontre, entre autres, que la cause en est imputable à l’absence de connaissances endogènes et que les connaissances exogènes, en participant à l’accumulation de patrimoine immatériel et en intensifiant les échanges correspondants, permettent d’obtenir « un effet de rendement croissant » des savoirs, donc de l’innovation. Paul Romer retient que « l’économie des objets est différente de celle des idées ». L’une est physique, finie, elle débouche sur la pénurie. L’autre  » ouvre un champ inimaginable de choses que nous pouvons faire « . Aux États-Unis, mais aussi en Europe et dans les pays du Sud.

Que doivent faire, selon vous, les entreprises ? Pour ne plus innover par hasard, les entreprises et les organisations doivent se lancer dans la course « aux armements de l’innovation ». Certains grands dirigeants, à l’exemple de Jack Immelt président de la General Electric, ont lancé des campagnes de remise en question des habitudes. De même, chez Sony, quatre idées de produits sortent par jour en moyenne. Seule une faible quantité, environ deux cents, vont pouvoir survivre sur leurs marchés : il faut vraiment que l’organisation ait confiance en elle ! Les approches ne manquent pas : des « virtuals workshops » ou réunions à distance peuvent être lancées sur des thèmes particuliers, les sites de l’entreprise peuvent être utilisés pour mieux valoriser ses innovations, ou les internautes invités à participer aux campagnes de constitution de « Banques d’Idées ». Et les réseaux d’échanges d’idées sur Internet deviennent un outil pour renforcer l’attractivité de l’entreprise.

Cela suppose donc que les entreprises s’ouvrent davantage vers l’extérieur ? L’élaboration des processus d’idéation et d’innovation n’est plus endogène. Pour être innovant, il importe de multiplier les sources d’idées et les contacts diversifiés avec des réseaux extra-professionnels. On peut aussi recourir à une externalisation des activités de R&D (les exemples de l’industrie pharmaceutique ou celui de l’Espace de Matra Renault sont caractéristiques de cette approche). Concernant le développement des réseaux de banque d’idées : aux États-Unis, le groupe Géorgie-Pacifique (bois et dérivés papiers) lors d’une session d’idéation entre les deux continents « Amérique et Europe » sur le web durant 9 jours a rapporté 371 idées, dont deux qui ont économisé 300 000 dollars chacune. Par comparaison, la boîte de suggestions traditionnelle de la société n’avait reçu que 84 idées en une année. L’enjeu de la création de valeur ajoutée conjuguée s’établit sur la capacité de l’entreprise faire en sorte que ses alliés deviennent des producteurs d’idées ! Ainsi, lors d’une enquête auprès des 100 plus importantes sociétés mondiales, et bien que 80 % de sociétés examinées aient des unités R&D centrales, seulement 55 % d’innovation proviennent de l’intérieur des sociétés elles-mêmes. Les sociétés ayant travaillé leurs innovations avec leurs clients constatent que le taux d’échec diminue : de 50 à 70% des introductions de nouveaux produits échouent contre 80% il y a quelques années. Les revenus de ces nouveaux produits augmentent à 35% en 2006 contre 21% en 1998.

L’enjeu est-il aussi de valoriser le capital immatériel ? Plus d’une entreprise sur deux n’a pas conscience de la valeur de ses actifs immatériels et ne sait pas en tirer parti. Le chiffre d’affaires des cessions de licences a progressé de 633% sur la dernière décennie et devrait, selon les experts, atteindre la somme de 500 milliards de dollars à l’horizon 2010.  En 2002, Thomson gagnait 429 millions d’euros provenant de sa branche Brevets et Licences soit 90% du revenu. 20% du résultat net d’IBM provient de la vente de licences pour 1,54 milliard de dollars. Le nombre de brevets déposés aux Etats-Unis a augmenté en 10 ans de plus de 84%. Mais la France dépose moitié moins de brevets que la plupart de ses concurrents européens car notre R&D reste endogène et non orientée vers les marchés. Selon le Gartner Groupe, en 2004, la moitié des entreprises qui tiraient plus de 25% de leur revenu annuel de nouveaux produits sont celles qui formalisent l’innovation en démultipliant leurs actifs intellectuels. Si 80% des innovations sur les process viennent de l’intérieur des entreprises, 80% des innovations produits et services viennent de leurs partenaires et clients. La plupart des entreprises échouent à profiter de bonnes idées. Selon une enquête de 3M, moins de 15% des sociétés font un effort pour encourager les processus et les comportements innovants.

L’entreprise moderne devrait être une entreprise de liens, à l’image d’Internet. La société civile utilise les tchats, les messageries et autres réseaux sociaux : mais, dans les entreprises, ce métissage d’idées et de savoirs est encore mal vu, voire carrément interdit ! Beaucoup d’intranet sont des échecs. Pourquoi ? Parce qu’ils ne permettent pas d’échanger efficacement. C’est pourtant ce qui détermine la productivité du capital immatériel. On a davantage d’espaces de libertés dans la société civile que dans les entreprises. Encore faut-il que les individus aient envie de travailler ensemble : mettez dans une pièce dix prix Nobel, s’ils n’ont aucune envie de collaborer, ils formeront qu’un groupe quelconque de dix personnes. Etre savant et ne pas échanger ne vaut rien ! Ce ne sont pas les plus savants qui sont les plus créatifs.

Comment se créer une image d’entreprise créative ? Plusieurs approches peuvent être combinées : avant tout, attirer et retenir les meilleurs talents, dynamiser les projets internes de manière à constituer un pôle visible et attractif de savoir faire en se distinguant sur ses marchés. Cela suppose de savoir identifier des porteurs de projets, des experts et des lieux de savoirs extérieurs utiles. Bref, passer d’une logique de la planification à une logique de l’opportunisme, par exemple en développant des partenariats innovants pour son développement (alliances avec universités prestigieuses) et en renforçant la notoriété de son entreprise autour de ses pôles de compétences. L’intérêt de la créativité pour une entreprise réside le fait qu’elle crée à la fois de la valeur supplémentaire et attire l’intérêt des clients sur sa capacité à devenir un innovateur, un  » fournisseur d’idées ». Une entreprise sans idées est une entreprise sans projets. Et une entreprise sans projets est une entreprise sans avenir…

 

Denis Ettighoffer, Président d’Eurotechnopolis Institut ( 2001)

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A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

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