La Toile devient la matrice d’une civilisation de voyeurs chroniques reliés à la vitesse de la lumière à tous les évènements qui affecte la planète numérique, amplifiant les émotions jusqu’à l’excès. « Les écrans sont partout! Leur prolifération dans l’espace public comme dans la sphère privée ne fait que commencer. » Observant que le temps passé devant les écrans tend à devenir la première activité après le sommeil, Jacques Gautrand démontre dans son livre, « L’Empire des Ecrans » que nul n’échappe à la résille planétaire, à l’artefact des écrans qui contamine nos cultures, devient le référent socioculturel mais aussi économique, selon moi, dans la mesure où il fait désormais partie des business models utilisés sur la Toile pour attirer le chaland.
L’affichage de soi se débride. Aux orties toute modestie ou pudibonderie. On se pavane dans les réseaux socioprofessionnels les plus divers, on se montre dans des jeux d’exhibitionnisme, de reality show, qui vont des émissions de type « dis moi tout » à des blogs intimes de type « je te dis tout ». Le succès des émissions où s’exhibe sentiments et corps mêlés, celui de l’internet dans l’usage compulsif du voyeurisme démontre aussi les dangers de l’irruption de ce nouveau modèle économique. Le voyeurisme sur internet encourage la violation de la vie privée. Les jeunes gens filment à leur insu les demoiselles qu’ils mettent dans leurs lits, d’autres installent des caméras dans des lieux privés et intimes avant de jeter cela en pâture sur la Toile. En complète violation avec la loi, des hébergeurs captent les échanges exhibitionnistes en webcam pour les proposer en l’encan sur la Toile[1]. L’érotisation exhibée de la plupart des actes de la vie sociale « occidentale » est ce que nous reproche d’ailleurs le plus violemment nombre de pays et de religions qui attachent plus d’importance à l’intime et aux sentiments. Si l’érotisme de la chose cachée reste pour beaucoup le summum de la complicité amoureuse ; pourquoi faut-il que la marchandisation des sentiments et de l’intime atteigne de tels sommets ? Pour l’auteur de « L’Empire des écrans »[2] la communication numérique instaure une forme de dictature du «tout-voir » et du « tout-montrer». Il ne crée que des «communautés d’émotions » transitoires et éphémères, épidermiques, impulsives, versatiles et capricieuses; il relie autant qu’il enferme les gens dans un individualisme et un narcissisme exacerbés : consommation compulsive d’images; stimulation du voyeurisme et de l’exhibitionnisme; extension infinie de l’espace du jeu et du divertissement et plus grave encore : accoutumance aux souffrances du monde; banalisation de la violence; perte de repères moraux… Jacques Gautrand utilise le terme de « société spéculaire » (du latin speculum, miroir, image) pour symboliser cette modernité de l’exhibition incarnée parfois par des représentations virtuelles de soi, des avatars de plus en plus sophistiqués. Toutes ces activités «spéculaires», à fort contenu immatériel tiennent une place grandissante dans notre vie numérique. Elles structurent aussi bien le champ public, professionnel, que le champ privé et domestique et incarnent de nouvelles formes de liens sociaux dont on peut se demander où sont les garde-fous. Je me souviens qu’au début de l’internet nous parlions beaucoup de la Netétiquette dans les entreprises. Peut être serait il temps de sortir du sentier rebattu des technologues pour avancer sur celui d’un savoir se comporter correctement dans une société du lien. Pour Jacques Gautrand « Dans la « société spéculaire », l’essentiel n’est pas le produit mais le signe, pas l’objet mais l’image, pas le bien mais le lien. Ce qui devient central n’est pas « la marchandise » mais le réseau et l’échange. » Libérer les échanges oui mais sans libérer les mauvais instincts. Les réseaux sociaux devront tôt ou tard s’imposer un minimum de déontologie. Ray Bradbury, célèbre écrivain américain de SF disait ne pas prédire l’avenir: « Nous écrivons, non pas pour prédire le futur, mais pour le prévenir« . En cela, le livre de Jacques Gautrand nous alerte utilement sur les risques de dérive d’une société « tout écran » qui ne serait pas éduquée à leurs usages, à leurs limites.
Denis Ettighoffer
[1] Les Canadiens ont entrepris de modifier leur législation « afin de créer une infraction interdisant à quiconque de visionner, de photographier ou de filmer, subrepticement et sans autorisation, une autre personne, dans une maison d’habitation ou un local commercial où l’on peut s’attendre à une certaine intimité, lorsque l’action de visionner, de photographier ou de filmer est accomplie dans un dessein sexuel. » http://www.justice.gc.ca/fra/cons/voy/part1_context.html
[2] Jacques Gautrand , Editions Le Pré aux Clercs, avril 2002