Ma lecture de Netbrain, Les batailles des nations savantes par Gérard Blanc – Denis Ettighoffer, consultant en organisation, réfléchit en profondeur depuis plus de deux décennies sur le management stratégique des technologies de l’information et de la communication (TIC) et leur impact sur la société. Auteur de L’Entreprise virtuelle (Odile Jacob 1992, réédité Eyrolles, 2001), dont le nom a été repris partout sans lui en rendre la paternité, co-auteur du Syndrome de Chronos (Dunod, 1998) , de Mét@-organisations — Les modèles d’entreprise créateurs de valeur (Village mondial, 2000) et Du mal travailler au mal vivre (Eyrolles, 2003) , il scrute avec Netbrain, Planète numérique, les impacts d’Internet. Il se penche plus particulièrement sur les changements profonds qu’induit le réseau des réseaux et sur leurs conséquences. Il rassemble une multitude de faits, de pratiques, d’exemples, d’expérimentations, de rapports, de déclarations qui sont autant de références, en leur donnant du sens selon une argumentation en trois points, présente tout au long de l’ouvrage :
1) C’est dans l’économie des idées et des connaissances que se joue l’avenir des pays développés, économie véhiculée par Internet qui émerge comme une nouvelle puissance économique mondiale : Netbrain, planète numérique, est en train de devenir un acteur politique, social, économique, culturel majeur.
2) Les savoirs représentent les nouveaux actifs des nations. Les batailles de l’avenir vont se jouer pour s’emparer des connaissances et des innovations. Elles sont exacerbées par l’opposition entre les partisans de l’économie des biens numériques communs et des biens numériques privés.
3) La France est-elle en train de passer à côté de cette formidable mutation économique ? Ses responsables l’abordent-elle avec suffisamment de détermination et d’objectifs précis ? Comment le pays pourrait-il tirer le meilleur parti de l’économie des connaissances ? Telles sont quelques-unes des questions que soulève Denis Ettighoffer.
Les deux premiers chapitres décrivent Internet qui constitue déjà un pays numérique virtuel qui accumule les records de croissance. Plus d’un milliard d’individus s’y activent, échangent et coopèrent aisément, à un coût de plus en plus faible, notamment pour se saisir de maints problèmes et collectivement leur apporter des solutions rapides. Le troisième chapitre introduit l’économie immatérielle sous l’effet de la diffusion généralisée des TIC avec son train de conséquences : dématérialisation des activités humaines, substitution croissante des biens tangibles par des biens numériques, réduction du coût des échanges d’information et financiarisation des connaissances. Denis Ettighoffer explique avec un remarquable esprit de synthèse pourquoi les nations et les entreprises doivent changer de logique pour passer de la gestion du capital matériel et financier à celle des actifs immatériels.
Le chapitre 4 se consacre à la course à l’innovation et au développement de la créativité. En France, l’innovation devrait viser à mieux répondre aux nouveaux besoins de la demande mondiale, grâce à des produits et services exportables. L’auteur plaide avec vigueur pour que son développement se fasse de manière “participative”, en incitant les salariés à collaborer à l’animation des réseaux, et en leur octroyant des contreparties pour compenser ces contraintes nouvelles. En effet, on constate que la productivité des chercheurs croît davantage avec l’intensité des échanges de connaissances qu’avec l’accroissement du stock de celles-ci.
Le chapitre 5 – intitulé “Les batailles des nations savantes” est la partie la plus solidement construite et novatrice de l’ouvrage. Denis Ettighoffer souligne combien la propriété industrielle et intellectuelle est bouleversée par l’économie numérique en précisant quelles questions nouvelles se posent. Qu’est-ce qui relève du patrimoine mondial et de la propriété privée ? Comment protéger les savoirs traditionnels et empêcher leur expropriation ? Quelles limites donner au droit d’usage et d’exploitation des textes ou des données ? L’usage d’un bien numérique ne le détruit pas, alors que les brevets ont été conçus à une époque où la valeur ajoutée d’un produit dérivait principalement de sa fabrication. Comment éviter que le droit des auteurs soit confondu avec le droit des éditeurs/distributeurs qui, craignant l’explosion de l’autoproduction et l’auto distribution sur la Toile, prennent la parole en lieu et place des auteurs/créateurs ?
Denis Ettighoffer décrit soigneusement divers procédés ou innovations mis au point et appliqués pour se protéger des dérives de la propriété intellectuelle, comme la bibliothèque des savoirs traditionnels soutenue par le gouvernement indien ou le certificat de copyleft de Creative Commons, qui incarne la volonté d’un auteur de rendre sa création numérique libre et réutilisable. Selon lui, quiconque puise des informations dans Internet ne devrait pas être considéré comme un pillard, car il apporte aussi sa propre contribution, dans la mesure où 80 % des contenus sont fournis par les internautes eux-mêmes. Pour ce dernier, dans la planète Netbrain, nous serons tous peu ou prou des auteurs aussi va t-il plus loin en proposant que toute œuvre (livre, musique, film…) numérisée et mise volontairement sur Internet par son auteur entre dans le territoire des biens communs. On note que la situation française ne fait pas l’objet d’un chapitre particulier ce qui est heureux, le lecteur aurait pu être poussé au découragement face au retard conceptuel qui alimente la réflexion de l’auteur. La France a-t-elle adoptée les postures intellectuelles et les organisations appropriées pour tirer parti de sa créativité et de son inventivité qui furent au plus haut niveau dans le passé ?
Denis Ettighoffer répond en insistant sur des handicaps liés à l’organisation et au financement, à des stratégies inadaptées et enfin à des attitudes d’esprit d’un autre âge à l’orée de l’ère du quaternaire. En matière d’organisation et de financement, l’enseignement supérieur reçoit la portion congrue (1,1 % du PIB ), ce qui place la France au-dessous de l’Angleterre, du Japon, de l’Allemagne ou des États-Unis. Une situation est aggravée parce ce que la formation n’est pas censée relever du secteur marchand. De plus, beaucoup d’entreprises françaises n’ont pas les stratégies adaptées à la situation actuelle pour élaborer de nouvelles offres de commerce en ligne. Enfin, leurs ingénieurs sont rarement amenés à se frotter librement à de multiples sources d’inspiration et de savoirs. L’innovation reste trop souvent centrée sur la production ou l’amélioration de l’existant. Les PME, de leur côté, se heurtent à de multiples barrières pour accéder aux compétences nécessaires à leur développement (matière grise, technologies, services, etc.). Les applications des TIC sont réduites à la relation entre investissements et productivité du travail. En matière de propriété intellectuelle, les responsables semblent avoir du mal à trouver le juste milieu et la bonne attitude, entre le laxisme et la limitation des échanges, entre la naïveté et la délinquance. Pour l’auteur de Netbrain, un certain nombre de comportements mais aussi l’insuffisance d’organisations adaptées limitent la capacité de commercialiser donc de rentabiliser les savoirs.
Le branle-bas technologique occulte trop souvent l’essentiel du rôle des réseaux humains : s’entraider mutuellement à résoudre un problème par les échanges d’idées et d’expériences. La recherche-développement (R&D) n’est pas considérée comme du business et les directions générales n’encouragent pas suffisamment les échanges d’idées dans les réseaux et la constitution de banques d’idées ce qui poussent les individus intelligents et les équipes créatives à quitter l’entreprise. Cependant, le constat établi, les perspectives futures dessinées, l’auteur suggère quelques initiatives porteuses d’espoir : dispositifs fiscaux pour réduire l’expatriation des talents et retenir la R&D qui part à l’étranger, modernisation du contrat de travail pour intéresser les salariés, comme les actionnaires, aux revenus des licences et brevets, projet d’élaboration d’une France virtuelle, numérique un Second Life version française. Il reste aux Français, s’ils veulent rester dans la compétition mondiale, à s’emparer de ce thème pour le construire ensemble à leur manière. La récente extension des compétences du secrétaire d’État à la prospective pourrait devenir le creuset institutionnel qui rassemblerait les acteurs passionnés et donnerait à la France l’élan nécessaire pour débloquer les contraintes qui freinent son entrée dans la société de la connaissance.
L’ouvrage se termine par des considérations très prometteuses sur les synergies entre l’économie numérique et le développement durable dont le réseau des réseaux sera le premier vecteur. La planète numérique constitue « une des solutions attendues pour limiter la consommation énergétique sans bloquer tout développement économique ». Pionnier du télétravail, et surtout des téléservices, Denis Ettighoffer souligne que « chaque fois qu’un bien numérique se substitue à un bien tangible, des millions de KWh sont économisés. Chaque fois qu’un service distant élimine ou réduit des déplacements, ce sont des milliers d’esclaves mécaniques de moins à nourrir. » Néanmoins, il incite à ne pas tomber dans le délire technologique en mettant en garde les lecteurs et les décideurs. Les Français doivent « apprendre à tirer le meilleur parti des réseaux coopératifs et des solidarités en réseaux, le “télé”, sans pour autant perdre de vue le “proxi”. La construction de la planète numérique n’est pas une fuite de la réalité, mais une solution pour sauvegarder un mode de vie accessible à tous ses habitants et en tout cas au plus grand nombre ! » Denis Ettighoffer conduit le lecteur avec une forte conviction, dans un style dense, riche, foisonnant, parfois décapant. Il termine le livre avec cette exhortation : « Une révolution est en marche. Menons-la !».
Gérard Blanc – Futuribles 27 05 2008