par Denis Ettighoffer et Gérard Blanc – Editions d’Organisations, 2004
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Sommaire
- Dopé, moi ?
- Stress
- Le travailleur moderne doit être un athlète
- Ce que disent les médecins du travail et les psys
- Comment s’en sortir ?
- Combattre le stress
- Prévenir les pratiques chronophages
- Le mieux disant social, atout-clé de succès
- La conquête d’un nouvel espace temps
- Conclusion
LES TEMPS MAL… MENÉS… Le travail c’est la santé… Mauvais temps. Mauvais calcul. L’irruption de la 35ème heure en déstabilisant profondément les délicats équilibres socio-économiques de notre pays accentue les dégâts collatéraux dus à une mauvaise appréhension de la consommation des temps dans nos entreprises. Comme pour bien d’autres aberrations économiques engendrées par des apprentis sorciers, les Français et les entreprises paieront la note. Elle sera salée.
Globalement, le temps que nous consacrons au travail n’a jamais été aussi court et, paradoxalement notre société des « loisirs » n’a jamais autant manqué de temps. Nos enfants ont des emplois du temps de ministre et nos temps de loisirs sont si occupés qu’ils ne nous laissent guère l’occasion de rêvasser. Dans quelle société sommes-nous en train, au boulot et dans la vie, de faire semblant de nous épanouir ? Faute d’un temps qui se réduit comme peau-de-chagrin -problème vieux comme le monde mais exponentiellement aggravé par les progrès les plus récents – nous parvenons de plus en plus mal à survivre, mis à part quelques petits génies qui, selon les circonstances, le sont, le croient, le prétendent ou font semblant. Engagés la fleur au fusil avec les NTIC dans la musette, soi-disant génératrices de progrès, nous déchantons. Les « infotechnos[1] » sont devenues, par manque d’intelligence et de discipline, autant de stupéfiants d’accélération et de corruption de notre existence. La perfusion de notre travail dans notre jardin privé, via le nomadisme et la multiplication des « sbf » (sans bureau fixe !) asphyxie notre vie. Les cadres qui le peuvent se rebiffent, mais beaucoup trop y perdent le nord.
Nous sommes une société du temps libre fonctionnant aux régimes des temps de travail. L’aménagement du temps de travail est le fruit d’un long et lent compromis historique entre acteurs sociaux qui suit les nouveaux modes de travail. On ne peut intervenir isolément sur le temps de travail de l’individu sans prendre en compte le temps de l’entreprise et de fil en aiguille, sans tenir compte du temps de la société : finalement, s’intéresser vraiment aux temps de l’homme et à sa capacité de travailler mieux pour vivre mieux. Il est facile à chacun d’observer combien les technologies et la nouvelle économie ont bouleversé les modes de création de richesses et que n’avons pas assimilé que l’économie immatérielle a découplé la durée du travail – le fameux temps de présence – et la création de richesses. Puis que les technologies de la communication et de l’information en déspécialisant les espaces et en dérégulant les temps individuels et collectifs ont bouleversé les modes de travail tout en contribuant à nous « mettre la pression ». Désormais, avec la complicité des infotechnos, il y a le temps des pauvres, il y a le temps des riches. Le temps des gens qui s’occupent et le temps des gens débordés. Survoltée, une part croissante de gens voit la peur de manquer de temps remplacer la peur de manquer tout court … Les NITC accentuent nos travers spécifiques : l’attirance pour le zapping continuel, la distraction plutôt que le temps de la réflexion. C’est la concordance de ces penchants et leur accentuation par l’utilisation des NTIC qui crée la « société de l’impatience » : une société où le sentiment de l’urgence devient permanent et déborde même sur la vie privée. Même nos loisirs sont désormais organisés à la minute près, nos voyages prévus des mois à l’avance. Nous sommes pétrifiés par la peur de rester sans rien faire, de gaspiller notre temps libre – qui n’a d’ailleurs plus rien de libre – et nous nous plaignons en même temps de ne plus avoir une minute à nous pour nous poser, prendre le temps de réfléchir. Nous ne sommes plus maîtres de notre agenda et nous l’acceptons avec une totale inconscience. L’hyper-sollicitation accompagne l’hyper-choix de la société d’un temps dispersé, où beaucoup commutent sur les réseaux d’une personne à une autre, d’un sujet à un autre, d’une idée à une autre, d’un site à un autre. Selon 63% des personnes interrogées les TIC « obligent à aller plus vite » et augmentent le stress. En fait, celles-ci fonctionnent comme un amplificateur d’effets déjà présents. Hier on stressait d’ennui. Aujourd’hui on ne sait plus quoi faire face à la multitude des sollicitations. Tout est urgent, tout est important, tout est décisif. Ces diktats s’emparent des membres des jeunes générations, agités et sur-actifs. Dérangés, sollicités, bousculés, décervelés par des sollicitations permanentes, certains se prennent à rêver qu’ils sont devenus des gens importants puisque, n’est-ce pas ?, être dérangé est l’apanage des gens importants. Or, si les hommes ont réalisé des progrès techniques considérables afin de réduire la pénibilité des tâches, les pressions psychologiques consécutives aux nouveaux modes de travail moderne semblent augmenter la pénibilité mentale des activités.
« A votre mauvaise santé » aurions nous du titrer ! La suractivité des cadres se révèle un mal très français. Celui qui gère bien son temps et part tous les soirs à 18h est considéré comme quelqu’un qui ne travaille pas beaucoup. L’INSEE et la DARES ont comparé l’étendue de la journée de travail des cadres entre 1984 et 1998 où plus de la moitié des cadres du secteur privé travaillaient 10 heures par jour ou plus, contre 41% en 1984. Seuls 5,4% effectuaient moins de 8 heures par jour. Situation impensable en Allemagne, en Hollande, où les bureaux sont déserts à partir de 17h30. Des travailleurs, dans d’autres pays, travaillent plus longtemps que nous, mais à des rythmes souvent bien différents. Encore récemment, en avril 2002, les Suisses ont refusé par votation la réduction du travail à 36 heures hebdomadaires. Managers français, détrompez-vous, on travaille « relax » dans bien des entreprises étrangères pratiquant encore les 48 heures ! Dans la pratique il reste difficile de dire « non » lorsque votre patron vous demande, un vendredi soir à 19 heures, une note de synthèse pour le lundi matin. Pourtant, les dirigeants devront apprendre à se poser des limites, à faire la part des choses entre urgent et important afin de ne pas voler le temps de leurs collaborateurs. Lorsqu’un individu se laisse dicter voire voler son temps dans l’entreprise, c’est toute sa vie personnelle qui peut en être affectée.
L’entreprise face à la société de l’impatience
Le sentiment d’urgence progresse. L’expression « vivre en temps réel » semble être devenue une caractéristique de ce début de millénaire. L’urgence et le manque de temps constituent des pathologies contemporaines qui ont pris des valeurs symboliques. Cet état d’urgence permanent est devenu un mode de gestion quotidienne dans les grands groupes comme dans les pme. La rapidité de réaction représente un facteur déterminant pour 40 % des chefs d’entreprise interviewés en 2000 [2]. À ceci s’ajoutent les impératifs de délais que subissent plus de la moitié des salariés français : livraison et production en juste-à-temps concernaient 30 % des entreprises industrielles en 1997. L’urgence est devenue un mode de gestion quotidien justifié – à tort ou à raison – par un environnement très concurrentiel. En 1991, 23% des salariés disaient que leur rythme de travail leur était imposé par la pression permanente de la hiérarchie ; ils sont passés à 29% en 1998 [3]. Bien sûr, être efficace c’est savoir aller vite. Mais la course à l’efficacité ne rime à rien avec des collaborateurs exténués qui ne savent pas gérer leurs priorités. À toujours vouloir faire vite et en faire trop, on perd parfois jusqu’au sens même de son travail. Un temps surencombré de tâches mineures ou importantes qui sont autant d’occasions de zapper de l’une à l’autre, émiettant nos journées de travail. Un tel mésusage du temps nuit autant à la vie familiale qu’à l’équilibre entre la vie privée et la vie professionnelle de la population active, au point que l’on peut parler d’un « syndrome de Chronos ». La forte progression des travailleurs mobilisés les samedis et les dimanches, les pratiques de plus en plus courantes du 24 heures sur 24, sept jours sur sept, recouvrent une réalité nouvelle : l’explosion des horaires désignés comme « atypiques » . Un tiers des salariés de la Communauté européenne pratiquent déjà des horaires dérégulés.
Le mal travailler suscite le mal vivre. Les individus perdent leurs repères. La réduction du temps de travail à 35 heures par semaine suscite des effets ambigus parmi les travailleurs. Une majorité de cadres, de techniciens et d’employés sont conduits à travailler quotidiennement avec des hommes qui n’ont pas un lien direct avec l’entreprise : sous-traitants, alliés, partenaires, travailleurs indépendants, etc. À ce titre, la qualité des relations entre les gens devient prépondérante pour préserver un bon climat de travail. Elle tient une place grandissante dans les échanges, fussent-ils électroniques. Pour créer une entreprise de qualité qui ne tombe ni dans la défiance, ni dans la morosité préjudiciable à ses affaires, les dirigeants doivent réunir trois ingrédients qui donnent sa cohésion à une collectivité d’hommes : une communauté de valeurs, une communauté de destin et une communauté d’émotions. À une époque où disparaissent les frontières physiques des entreprises, seuls ces trois dons sont de nature à préserver la cohésion de l’organisation, à fournir à chacun les repères qui cimentent l’ensemble. Hors les 35 heures n’ont pas seulement réduit le temps de travail mais aussi le temps de la régulation sociale. Fini les pauses où les gens pouvaient discuter autour de la machine à café, observer ce qui se passe autour d’eux, prendre le temps d’aider un collaborateur sur un problème qui ne les concernait pas directement, bref de se « destresser » et s’autoréguler collectivement. Les tensions engendrées par cette promiscuité forcée et permanente nous conduit vers une société anxiogène où les individus se bourrent de médicaments. Consommation qui coûte des sommes astronomiques à la société, sans compter le manque à gagner pour une entreprise dont les salariés n’arrivent plus à travailler sereinement et partent en congé maladie. Pour tenir le coup, c’est à qui prendra le plus de vitamines, d’euphorisants, voire des drogues plus dures encore. À quand le contrôle antidopage à l’entrée des entreprises ?
Les malaises dus au temps coûtent à la société et à l’entreprise
Pour l’Organisation Mondiale du Travail, le stress dû à la « pression du temps » est devenu l’une des questions de santé publique les plus sérieuses en ce début du 21ème siècle. On sait travailler beaucoup. Mais chacun a son rythme : c’est « l’arythmie » » des temps – le travail en miettes – qui perturbe l’horloge interne des hommes et affecte son psychisme. Si le stress joue le rôle d’un élément de motivation, tant qu’il n’altère pas l’atteinte des objectifs, au-delà d’un certain seuil, il produit des effets inverses. Il en résulte manque d’attention, lassitude, attitude psychologique négative… qui engendrent des à-peu-près, des dysfonctionnements. D’où des clients mécontents, le retour de produits qu’il faut réparer voire rembourser, l’explosion des coûts des services après-vente. Que coûtent ces pratiques pour l’ensemble de la société ? Plusieurs pays industrialisés ont tenté de quantifier le coût global du stress pour leur économie, estimé aux États-Unis à 200 milliards de $ en 1993 par le Bureau International du Travail. Les retombées des mauvaises conditions de travail représentent au Danemark 2,5% du PIB et 10% du PIB pour la Norvège et la Grande-Bretagne. La France, absente de cette grande étude du BIT, devrait, selon nous, payer au stress le même pourcentage du PIB que la Grande-Bretagne soit environ 120 milliards d’euros (800 milliards de F)[4]. Lors d’un sondage réalisé pour Eurotechnopolis Institut en 1998, la moitié des personnes interrogées évoquaient la souffrance de ne pas être maître de leur temps[5]. Notre société devient un monde de cadres « speedés » vivant en permanence en mode hyper vitesse, bardés d’électronique, touche-à-tout d’une société hyper sollicitée, super-travailleurs d’une société hyper vitaminée. De plus en plus nombreux à être classés comme hyperactifs, nous zappons dans notre vie d’un temps à un autre, d’une activité à une autre mais, et c’est cela qui est nouveau, de plus en plus vite. Nous confondons travail et agitation sans savoir donner du temps au temps. Notre tête ne fonctionne plus d’une manière cohérente, nous ne savons plus spécialiser les temps nécessaires à chaque chose. Dans une société plus soucieuse d’efficacité que de vitesse tout le monde doit apprendre à gérer son temps. Sans doute faudra-t-il accepter le délai nécessaire à l’évolution des mentalités d’une société encore profondément marquée par l’ouvriérisme industriel. Le temps de travail joue un rôle économique mais aussi social considérable. C’est une variable sur laquelle les entreprises peuvent jouer pour ajuster la durée totale de production, son organisation et sa répartition en fonction de la demande et des moyens techniques. C’est un facteur social, il constitue pour les salariés, non seulement un sujet de négociation relatif aux salaires et aux conditions de travail, mais aussi un élément structurant de leur vie personnelle et sociale. Pourquoi avons-nous le sentiment qu’une grande partie de la société vit une sorte de fébrilité par rapport au temps ? Les années 1930 avaient marqué des conquêtes sociales vis-à-vis du temps pour une population en majorité mobilisée par des tâches physiques et conditionnée par les rythmes industriels. Que valent ces avancées aujourd’hui, alors que plus de 70% de la population travaille dans les services, en utilisant régulièrement les ordinateurs et qu’une majorité exerce des tâches ou des métiers à forte intensité mentale ? Le progrès nous presse, nous oppresse et le stress croît dans l’ensemble du monde du travail. Influencés par leur vie professionnelle, les hommes d’aujourd’hui sont obsédés par l’idée qu’ils doivent remplir leur temps, le remplir de façon utile… comme dans leur entreprise. Nous vivons les nouveaux Temps Modernes. L’informatique a brutalement accéléré et désynchronisé les rythmes qui, de l’artisanat à la révolution industrielle, conditionnaient nos comportements collectifs et fondaient notre culture. L’ordinateur met en évidence un conflit entre deux univers temporels qui ont bien du mal à cohabiter : celui du temps séculaire, des biorythmes et celui de la culture informatique, du « temps réel » fruit d’une société impatiente. Comme le dit très crûment J.C. Herz dans son livre Alice au pays d’Internet [6] après un long voyage au pays des nomades électroniques : « Ce n’est pas parce que les hommes disposent de beaucoup de technologies qu’ils sont moins c.. ! ». Nous étions prévenus.
La gratification de notre travail et notre quête d’un certain bonheur nous glissent entre les doigts. Nous nous retrouvons « surencombrés et émiettés», zappeurs aux statuts variables, déréglés, épuisés, surmenés ou «workaholic», mais c’est notre santé qui trinque. Tels les écolos soixante-huitards de l’autre siècle, nous rêvons parfois de retour à la terre, mais nous savons bien que ce n’est plus la réponse. Voyez les politiques qui comme nos cadres n’ont plus le temps de penser ni de savoir quoi faire, ni même comment gouverner, ni à quel saint se vouer ! Tout le dispositif des 35 heures, des motifs à ses applications, est en inadéquation avec la logique des besoins et attentes de nos sociétés. Halte au feu ! Repos. Réapprenons le temps et la vie façon 21ème siècle en cessant de vouloir réinventer le passé ! Nous pouvons le faire en préservant la prééminence des réseaux humains sur celle des ordinateurs !
Les entreprises retirent un avantage concurrentiel du fait que leurs salariés sachent équilibrer leur vie privée et leur vie professionnelle parce que cette compétence s’accompagne de qualités émotionnelles et comportementales fort utiles pour faciliter le travail en commun, définir ce que chaque membre d’une équipe est prêt à accepter des autres et pour que chacun sache s’adapter aux changements nécessaires. L’équilibre entre vie professionnelle et vie privée constitue un souhait général. Dans ce cadre, il convient d’aider à désencombrer le temps personnel du temps professionnel et de transmettre aux salariés qui le désirent les règles qu’ils doivent s’imposer pour bien travailler chez eux. Notre livre montre comment cloisonner le temps et favoriser les rencontres de la régulation sociale mais aussi que comment nos comportements collectifs sont de nature à handicaper la performance de l’entreprise. Nous pensons que l’ambiance de travail représente plusieurs points de marge dans un compte d’exploitation, qui pourraient bien faire la différence, un jour, dans toute entreprise. Ce facteur important a été ignoré des réflexions sur la réduction des temps de travail, notamment lorsqu’il s’agit d’encourager le désir des échanges entre les employés puis de leur donner le temps d’une respiration sociale particulière afin de gérer les tensions interindividuelles et collectives. « Trop c’est trop !» montre ce qu’il faut faire pour que notre pain de chaque jour, au travail et en famille, redevienne comestible sinon de nouveau un plaisir. Car notre époque est aussi celle de formidables progrès. Cet ensemble reste pourtant miné de dysfonctionnements qui, en tous domaines, sont à la hauteur du challenge nouveau posé à nos entreprises. Dans une société plus soucieuse d’efficacité que de vitesse, tout le monde doit apprendre à gérer son temps » en référence notamment à la notion de « temps choisi » que notre culture admet encore mal. Si nous ne le faisons pas, c’est l’horreur économique garantie pour nous et, pire, nos enfants.
[1] Infotechnos : terme utilisé pour «technologies de l’information et de la communication».
[2] Enquête d’ Alliance Management Consultants.
[3] Sylvie Hamon-Cholet et Catherine Rougerie, « La charge mentale au travail : des enjeux complexes pour les salariés », Économie et statistiques, n°339-340, septembre-octobre 2000.
[4] Cf. notre ouvrage précédent Le Syndrome de Chronos. Du mal travailler au mal vivre, Dunod, 1998.
[5] Sondage réalisé par l’IFOP pour Eurotechnopolis Institut les 12 et 13 février 1998, auprès de 468 actifs de plus de 18 ans interrogés par téléphone à leur domicile. Cf. Les Échos, 5 mars 1998.
[6] J. C. Herz, Alice au pays d’Internet, les mille et une nuits d’une cybersurfeuse, Paris, Austral 1996.