Laissé de côté par Hadopi, la question toujours pendante des limites du modèle économique de l’Internet devait être remise en question un jour ou l’autre. La roue a tourné et la question de la neutralité de l’internet revient sur le tapis. Neutralité, que de sottises dites en ton nom ! Voilà un problème qui se mord la queue avec des dommages collatéraux conséquents : Refus d’adapter le modèle économique des télé-consommations de services. Limitation des revenus et des capacités d’investissement des opérateurs. Tentatives de limiter les consommations dites « illimitées » afin de repousser les investissements à envisager. Difficultés croissantes dans l’amélioration de la distribution et la qualité des réseaux. Réorientation des stratégies des opérateurs vers des activités de services en ligne plus rémunératrices. Le tout dans un contexte qui va de l’indifférence aux arguments souvent tendancieux, peu propice à la mise en place de solutions réalistes.

Rappelons tout d’abord que le contexte du développement français de l’internet aura été très particulier. Le Vidéotex et le Minitel avaient été lancés par une  impulsion fortement étatique et les français s’étaient habitués à voir la facture de  leur consommation de services en ligne proportionnelle au temps d’utilisation. Un modèle économique qui changera brutalement milieu des années 80 à 90 avec l’irruption d’un modèle libéral qui, en faisant supporter les coûts par des prestataires de services et de contenus, permettait de diminuer fortement le coût d’accès à l’Internet pour les futurs internautes. Ce fut le début de « l’illimité » et du « tout gratuit », dont nous percevons désormais certaines limites, mais qui eut la vertu de démocratiser l’accès à l’internet. L’investissement de l’Etat dans les infrastructures relayé par les principaux opérateurs et les collectivités territoriales aura encore facilité l’égalité d’accès à la société de l’information et aux services en ligne. Des services dont les retombées seront producteurs d’emplois, d’applications innovantes et de richesses tout en constituant des sources de productivité nouvelles. Cet historique ne doit pas nous enfermer dans une vision hexagonale de la société de l’information. Aujourd’hui bon nombre de contenus nous viennent de l‘étranger parce que nous disposons d’une infrastructure des télécoms satisfaisante. Cela n’est pas le cas pour une majorité de régions ou de pays parfois simplement limitrophes. Nous devons garder à l’esprit que la volonté fédératrice des concepteurs de l’Internet était d’innerver le monde entier, ce qui est loin d’être fini. La fracture numérique n’est pas qu’Européenne. Elle doit être résorbée dans de vastes régions comme l’Afrique, les pays de l’Est ou l’Asie sans oublier l’Amérique du Sud. A titre d’exemple, début des années 2000, la largeur de la bande internationale partagée par les 400 000 Luxembourgeois était supérieure à celle dont disposait toute l’Afrique[1].

Neutralité ? Mais de quoi parle-t-on ? Affirmons d’emblée que je reste attaché à la neutralité de l’Internet. La Toile est la nouvelle voie de navigation des sociétés du 21eme siècle, son accès et son fonctionnement ne sauraient souffrir de limitations qui brideraient ses usages. Dès le début de son histoire, ses fondateurs se sont évertués à insérer l’Internet dans une vision égalitariste de son accès et de son usage. Le réseau des réseaux devait être et rester un instrument neutre dans ses usages. Le filtrage des contenus, la discrimination entre les flux, les trafics étaient prohibés. Tim Wu, professeur à Columbia University présenta en 2005 ce qu’il entendait par Neutralité des réseaux[2]. Il partit du principe que ceux qui contrôlent les « tuyaux », fournisseurs d’accès et opérateurs réseau, ne doivent effectuer aucune restriction ou discrimination entre les applications et contenus (pages, fichiers, mails,…) transportés sur leurs réseaux. Tous les sites doivent être considérés sur un pied d’égalité, toute donnée doit être traitée de la même manière entre son point de départ et son point d’arrivée. La Neutralité vise ainsi à empêcher la création d’un Internet à plusieurs vitesses, et la naissance d’un Internet privé et payant. Pas question donc que la société X dispose d’une bande passante d’un débit plus important que la société Y. Néanmoins… si votre société est installée dans une région correctement câblée et équipée, pas de doute, vous serez mieux desservi en débit. Et comment est-on mieux desservi ? Par le fait des importants investissements des câblots-opérateurs ! Pourraient-ils investir si la demande augmentait sans qu’ils en retirent des ressources supplémentaires ? Mais sacrebleu, cessons de rêver ! Nous sommes en train de renouveler avec l’Internet la tragédie des  près communaux. Avec une seule adresse IP, une entreprise ou un client « gourmand », peuvent pomper plus de débit qu’une petite ville pour un prix minime qui ne tient pas compte des quantités d’octets consommés. La seule façon de préserver cette neutralité sera d’accepter une modification d’un modèle économique déséquilibré par la surconsommation de certains opérateurs de services mais aussi de certains clients finaux qui ne participent pas aux coûts au prorata de leurs usages.

Un modèle économique bancal. Les représentants des principaux opérateurs télécoms et de services en ligne européens viennent de remettre un rapport à Neelie Kroes, la Commissaire européenne pour l’Economie Numérique, sur le déploiement du haut débit pour 2020. La Commission Européenne s’est fixé des objectifs très ambitieux pour voir la quasi totalité des européens disposer du haut et du très haut débit. Pour ses auteurs, il est impensable d’améliorer le débit pour atteindre les 100 mégabits par seconde dans les foyers sans remettre en cause l’actuel modèle économique du Net en Europe. En d’autres termes on ne peut réussir sans que les consommateurs de bandes passantes des deux bouts de la chaine, c’est-à-dire fournisseurs de contenus, de services et les internautes ne soient mis à contribution. On n’en sort pas, il faut trouver des sources de financements supplémentaires afin de suivre la progression spectaculaire de la demande. Cessons de nous voiler la face. Les pouvoirs publics ne peuvent ignorer les déséquilibres engendrés par un mauvais rapport « revenus »/investissements des opérateurs, pas plus d’ailleurs que les risques de dégradation de la qualité des trafics. Les opérateurs, qui doivent en permanence investir dans de nouvelles infrastructures à cause de la forte progression des demandes de débit, estiment que leurs investissements sont mal rémunérés et menacent régulièrement de limiter la bande passante des services les plus gourmands s’ils ne bénéficient pas d’une meilleure rémunération des trafics. Bien évidement les principaux fournisseurs de services en ligne ainsi que des organisations diverses d’usagers ou de lobbying s’opposent fermement à des traitements différenciés des trafics en réaffirmant l’intangibilité de la « neutralité » du web. Du vent ! Le principe de réalité a déjà rattrapé les protagonistes. Les opérateurs télécoms sont confrontés à l’engorgement croissant des bandes passantes du fait du succès de services en ligne. Ils n’hésitent plus à réduire soit la bande passante, soit la quantité de giga-octets téléchargés par certains clients trop gourmands. Il n’est plus très rare de constater que des gros consommateurs découvrent que leur bande passante a diminué sous des prétextes divers et souvent à leur insu[3]. Le tout constitue un ensemble de bonnes raisons pour remettre à plat le rêve du tout gratuit ou presque. Mais face à une telle complexité où est le point d’équilibre équitable ? Comment gérer l’asymétrie économique croissante entre les acteurs ? Le déséquilibre de la répartition coûts/avantages sur des marchés à multiples acteurs intermédiaires avec le risque d’un déplacement des serveurs des opérateurs dans des régions où ils font les meilleures marges. Ce qui en clair veut dire que les fermes de serveurs s’installeront là où elles éviteront des surfacturations ! Pas simple[4]. Certains opérateurs de services comme Megaupload, spécialiste mondial du téléchargement en arrive au conflit avec des opérateurs de télécoms comme Orange dont ils jugent les performances dégradées et susceptibles de leur faire perdre des clients[5]. Pour limiter l’encombrement des réseaux, la fin des forfaits illimités est désormais incontournable. Le déploiement des infrastructures correspondantes va mobiliser des sommes colossales. Il est hors de question que les collectivités publiques et les internautes soient les seuls à les financer. Les éditeurs de contenus et de services qui en tirent les bénéfices en seront de leurs poches.

Illimité ? Qui n’a pas de bornes, donc pas de limites ?! Des milliards d’individus entrent dans le siècle de  « l’économie et de la société du lien ». Ce qui engendre une forte demande de trafic et d’occupation des bandes passantes par des objets connectés qui, de plus, imposent aux opérateurs une bonne qualité des réceptions et des échanges. Il faut stopper cette idée qu’il pourrait y avoir plafonnement pour la tarification du prix payé par le télé consommateur quelles que soit les quantités des flux concernés. Je vois mal pourquoi des internautes faiblement consommateurs de bande passante et de quelques mégaoctets devraient payer pour ceux qui en consomment plus de 200 à 300. Dans ce débat sur la neutralité de l’internet, il faut que chacun puisse accéder de façon économique à l’internet sans que cela soit confondu avec un droit de tirage illimité. D’une façon ou d’une autre la tarification dite « illimitée » vit ses derniers moments et fera place soit à un plafond mensuel de volume de trafic, soit à une tarification par volumes consommables. On en voit les illustrations en permanence lorsque les opérateurs brident l’illimité dans les mobiles ou pratiquent une tarification par paliers de consommations. Nous savons que la solution se trouve par la mesure et la facturation des trafics consommés. Cette option que je défends depuis longtemps m’a souvent été reprochée mais sans que les contre arguments reçus m’aient convaincu que je faisais fausse route. Dois-je rappeler au passage qu’elle est un frein à l’évasion des contenus payants par le PtoP favorisée par le haut débit [6]?  Elle ne pose pas de problèmes techniques insurmontables[7]. Un service de base très bon marché reste possible pour les citoyens désargentés ou faiblement consommateurs. Pour les opérateurs, c’est la quantité d’octets circulant dans un réseau qui compte et non le fait que votre ligne soit ouverte en permanence. La grande majorité des utilisateurs ne consomme quasiment aucune bande passante. Des paliers forfaités selon l’importance des consommations sont envisageables. Cette option a l’avantage de fonctionner quelles que soient les caractéristiques techniques des vecteurs utilisés. Enfin les échanges de contenus sous copyleft (comprendre gratuits) ou le PtoP – qui génèrent beaucoup de trafic – contribueraient eux aussi à financer les investissements dans les infrastructures réseaux. Un jour ou l’autre, les abonnées de l’internet devront payer en fonction de leurs consommations effectives.

Mais… « Taxer le débit est une connerie monumentale ! – m’affirme ce correspondant – et tuera aussi la VOD légale. Adieu Dailymotion, Youtube et autres, on laissera les autres pays en profiter. Adieu, les podcasts divers et les émissions de radio web. Adieu aussi les vidéoconférences, gourmandes en bande passante. Bonjour la discrimination de la consommation de contenu, si tu es riche, c’est bon, sinon, surf en mode texte. » Cet internaute a raison. Le problème vient de ce que l’on ne parle pas de la même chose. Lui parle de « la réduction des débits » qui agit sur la bande passante ce qui est contraire à l’obligation de neutralité. Moi je parle de la limitation de « l’illimité». Contrairement aux affirmations hâtives et parfois fantaisistes qui m’ont été opposées, la neutralité de l’internet n’est pas en cause. Par contre la neutralité en regard de la consommation, oui ! La tarification à la « télé consommation » reste soumise à la concurrence tarifaire et la création de paliers – qui existent sous des formes larvées- favoriseraient le financement des opérateurs. Par contre, il convient aussi de casser l’idée que seul le consommateur final doit payer. Quelle que soit la chapelle à laquelle appartiennent les protagonistes, il faudra bien que chacun y mette du sien. Le déséquilibre entre revenus des opérateurs et des serveurs de services, les limites justement de l’illimité pour les utilisateurs de l’Internet obligera à des concessions pour tous. Dont acte. Afin de ménager un bon équilibre économique de l’ensemble au deux bouts de la chaîne : du producteur de contenus au téléconsommateur, il faudra mettre la main à la poche. Aujourd’hui, les éditeurs tentent de faire croire aux internautes que leur liberté d’usage est en question ou que la qualité des prestations va en souffrir, ou encore que cela va faire exploser les prix pour disposer d’un débit de qualité. C… ! Ils sont soumis à des contraintes d’exploitation par les autorités publiques qui leur interdisent de faire n’importe quoi. Dans ce chahut médiatique, il faut dire que les autorités en question restent relativement timides dans leurs communications. Les valses hésitations et les rapports discordants sur l’interprétation à donner de la neutralité du Net créent la confusion en confondant la dimension démocratique de sa diffusion, des libertés d’accès et d’usage, qui reste indiscutable et son coût d’accès. Coût qui – contrairement aux idées reçues- pourrait encore diminuer pour ceux qui en font un usage modéré. Par ailleurs, et contrairement aux craintes émises par certains, avec cette future tarification, personne n’aura intérêt à ralentir les trafics, les débits qui seront facturables selon les quantités de giga-octets consommés. Et je n’ai guère de crainte sur la créativité des opérateurs pour d’inventer des paliers de consommations y compris pour créer des créneaux horaires, les plus propices à des téléchargements économiques. Mais on ne saurait conclure sans reconnaitre que les opérateurs, que cela pourrait dédouaner, ne sont pas pressés de fournir des données objectives et des études sur les différents profils des débits totaux consommés par famille ou par IP. Tiens ! Voilà un bon sujet de thèse pour nos étudiants.


[1] Rapport 2002 de l’UIT sur le Développement des Télécommunications dans le monde

[2] De nombreux exemples existent des tentatives de certains opérateurs télécoms de limiter les débits

[3] Faites le constat vous-même en contrôlant le débit de votre ligne comparativement à celui indiqué sur le contrat de votre opérateur

[4] Certains peuvent utiliser une solution qui existait bien avant le succès de l’Internet. Elle consiste à louer des ressources dédiées passant par un VPN (Virtual Private Network). Cette solution d’une voie rapide à l’intérieur du réseau actuel est utilisée par de nombreuses entreprises afin de sécuriser leurs échanges, leur bande passante et la qualité de leurs terminaisons avec leurs collaborateurs dans le monde. Elle n’est malheureusement pas à la portée de n’importe qui. Sécuriser sa bande passante a un coût élevé.

[5] Un conflit plutôt cynique lorsque l’on sait que cette société Megaupload sert d’hébergeur à des téléchargements de films piratés.

[6] La démarque inconnue de l’Internet payant.

[7] Les opérateurs de télécoms, qui facturent aujourd’hui au forfait votre abonnement à internet, disposent d’un traçage très précis des quantités consommées par leurs abonnés. Vous pouvez le vérifier en allant visiter avec un peu d’attention votre compte client. Il vous indiquera combien vous avez consommé de « mégaoctets » au mois le mois depuis que vous êtes client.

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A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

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