Les routes arctiques sont-elles une opportunité ou un drame pour le grand Nord Canadien ? Telle pourrait être résumée la question centrale posée à la commission « Warning », réunie d’urgence par Ottawa, suite au naufrage du Beluga en octobre dernier. Elle vient de faire connaitre le résultat de ses travaux. Ils ne surprendront que les lecteurs peu au fait des facteurs géo-économiques du grand Nord.

Alors que les canadiens tentent de circonscrire les pollutions consécutives au naufrage du Béluga tout en consultant des experts sur le chantier de son démantèlement ou de son remorquage possible dans des eaux plus profondes, la commission, qui a pris le nom d’un avertissement « Warning », vient de rendre publiques ses conclusions. Celle-ci souligne dans un premier temps que les revenus des trafics d’été ne couvriraient jamais les énormes investissements à faire afin de gérer et de protéger un trafic de transit important et que le moindre des dégâts occasionnés par le passage réguliers des navires marchands ou de croisière mal équipés s’aventurant sur ses 2400 km de voies d’eaux intérieures occasionnerait des dégâts incalculables sur l’écosystème local. A ce titre la commission confirme le refus du Canada des transits internationaux et recommande de favoriser le trafic intérieur, de croisières et l’exploitation des ressources locales. La fonte de la banquise rend abordable de nouvelles parcelles de terres jusqu’ici inaccessibles ou invisibles. La commission Warning rappelle aussi que les terres émergées sont désormais l’enjeu de rivalités géopolitiques dont l’objet sous-jacent s’avère être la souveraineté des Zones Économiques Exclusive (ZEE) dont le Canada est partie prenante . Elle propose au gouvernement canadien de mettre la priorité sur l’exploitation des iles dépendant de sa souveraineté et, plus surprenant, de laisser aux russes la gestion et l’exploitation des transits sur sa voie du Nord Est. En cela, la Commission Warning reconnait que les russes ont bien plus d’atouts que les canadiens pour assurer les transits internationaux par le grand nord. Voilà une conclusion que l’on n’attendait pas et que les américains pourraient ne pas apprécier !

Les retombées économiques de la navigation arctique s’avèrent marginales. La fonte de la banquise a posé très vite la question de l’intérêt économique des routes arctiques. Jusqu’à récemment, la majeure partie du trafic maritime entre le continent américain et le continent asiatique s’effectuait via le canal de Suez ou de Panama. Lorsque de plus en plus de cargos ont souhaité emprunter la voie arctique pour relier la Chine à l’Europe, une nouvelle donne a bouleversé le transport maritime international. Les pays limitrophes de l’Arctique se sont positionnés pour pouvoir profiter des avantages stratégiques, économiques et politiques que leur offraient ces nouvelles voies de communication. Seulement se partage c’est annoncé tendu, compte tenu des nombreux désaccords frontaliers, ainsi que de la « sensibilité » des militaires pour la région.

Contrairement aux pronostics des années 2030, les retombées économiques de la navigation arctique sur les pays limitrophes restent marginales. Diverses raisons font que ce nouvel itinéraire maritime entre l’Europe et l’Asie n’a pas vraiment bouleversé les habitudes des opérateurs. Aujourd’hui les passages sont navigables sur une période de 3 à 6 mois qui en font des « routes maritimes saisonnières ». Il faut également distinguer les différences entre deux voies. Le passage Nord-Ouest, côté Canada, est beaucoup plus difficilement navigable que le passage Nord-Est et cela en raison entre autres d’une profondeur limitée de certains chenaux qui s’est avérée catastrophique pour le Béluga , mais aussi à cause d’un manque de facilités logistiques, de brise-glaces et d’infrastructures portuaires. C’est moins le cas pour le passage Nord-Est, côté Russe, lequel est en outre plus rapidement libéré des glaces hivernales. La route par le passage du Nord-est est aussi plus courte que la route du Nord-Ouest. Mais si le passage est plus court, il n’est pas nécessairement plus rapide, car la vitesse y reste réduite.

Si ces voies présentent une alternative possible aux voies traditionnelles, cela ne s’envisage pas sans peser les risques et la rentabilité pour les armateurs de naviguer en Arctique. D’autant plus que les primes d’assurance y sont plus élevées. Ces deux voies sont considérées comme dangereuses à cause des icebergs dérivants. Elles nécessitent des pilotes ayant une excellente connaissance des chenaux ouverts alors qu’ils doivent parfois naviguer dans l’obscurité durant une partie de l’année. Les vents qui influent sur le mouvement des glaces flottantes, rendent apriori le passage du côté canadien plus vulnérable que le passage du côté russe. Ce qui sous-entend des adaptations continues d’itinéraire. Cela supposera également un équipage expérimenté et des équipements spécifiques (projecteurs nocturnes, radars puissant, hélicoptères de reconnaissance, des conteneurs climatisés, équipement de dégivrage, etc.)

Le versant russe du trafic tire mieux son épingle du jeu. Pour l’instant, la Russie est l’une des principales nations concernées par ce nouveau flux maritime, car elle dispose des 6 à 7 000 kilomètres des voies concernées. Pour Moscou, la fonte des glaces forme en outre une opportunité pour accroître sa puissance maritime et son accès aux mers, obsession russe depuis de longue date. De fait, la responsabilité sur ces eaux sibériennes incombe à ce pays qui s’appuie sur ses brise-glace pour assurer le libre passage du trafic. Les navires qui passent lui octroient une contrepartie financière afin de rémunérer les services rendus par les brise-glaces qui ouvrent la voie, tout en s’assurant du soutien des secours russes dans le cas d’éventuels incidents. Tout en mettant l’accent sur le fait « qu’il n’est pas question de militariser l’Arctique », les autorités russes ont créé une force efficace de gardes-côtes en interaction avec les gardes-côtes des autres pays pour surveiller certaines activités telles que la pêche et lutter contre les trafics. Des centres de secours ont été construits (à Mourmansk, Arkhangelsk, Narian-Mar, Salekhard, Dudinka, Tiksi, Pevek, Ouelen, Anadyr, et Oust-Kamchatsk). L’aéronavale russe de la flotte du Nord procède à des patrouilles régulières au-dessus de l’océan Arctique Nord-Est afin d’y faciliter la navigation des navires civils.

Pour les armateurs, l’économie de distance parcourue, malgré les coûts liés à l’utilisation des services de la marine russe (10 000 km de moins que par le sud), reste avantageuse pour le transport transocéanique des marchandises. Selon les opérateurs qui se sont risqués dans l’aventure, le trajet Chine-Europe leur épargne 300 000 dollars par navire et réduit le voyage de 10 jours par rapport aux 45 généralement requis en passant via le canal de Suez. Bien-sûr tous les trajets ne sont pas gagnants mais une bonne partie des liaisons entre l’Amérique du nord et l’Asie (et réciproquement) ont un trajet réduit d’un bon tiers et surtout ne passent pas par les péages onéreux des canaux de Panama ou de Suez. Par contre, en ce qui concerne le fret des conteneurs, les transporteurs mondiaux privilégient l’itinéraire passant via le canal de Suez, jalonné de nombreux ports de chargement et de déchargement. Pour la Chine avec qui la Russie a passé un important contrat de fourniture de GNL (Gaz Naturel Liquéfié) qui représente à peu près 20% des flux maritimes internationaux, cette voie maritime de route nordique plus courte est une opportunité. Dans l’autre sens, des produits sidérurgiques ou des colis lourds industriels peuvent être expédiés vers l’Europe depuis la Chine, la Corée et le Japon avec des gains de temps de 10 à 15 jours.

Pour Ottawa, la conclusion est claire, l’eldorado arctique n’est pas dans son trafic maritime ! Pour Ottawa, le passage régulier de navires ne ferait qu’abimer encore davantage une région à l’écologie fragile constituée de plusieurs milliers d’iles qui se découvrent avec la disparition de la banquise et constituent un labyrinthe de voies navigables qui sont autant de pièges pour les navires trop aventureux. En d’autres termes, les revenus des trafics de transit ne compensent pas leurs nuisances. Les seuls bénéficiaires seraient les armateurs qui tirent des économies substantielles de la réduction des délais de transport. Pas sûr que ces conclusions résolvent le différend entre canadiens et américains qui sera sans doute porté devant la cour d’arbitrage des Nations Unies. Washington se contentera-t-il de faire durer le statut quo de 1986 ?

En savoir plus : L’Arctique : nouvel eldorado?
http://www.international.gc.ca/arctic-arctique/arctic_policy-canada-politique_arctique.aspx?lang=fra
Géopolitiques arctiques : pétrole et routes maritimes au cœur des rivalités régionales ?
http://www.journal.forces.gc.ca/vo6/no4/north-nord-fra.asp

18 juin 2064

 

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A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

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