Dans le Nord de l’Egypte, près des sources du Nil, une légende court sur la création du monde. Dieu, après avoir créé le ciel, la lumière, la terre, la nature, les animaux et les hommes enfin, fatigué décida de se reposer. Il s’endormit. Plusieurs centaines d’années plus tard, il se réveilla et s’enquit de ce que devenait sa création. Las, ce ne furent que récriminations. Les hommes, les plus virulents, contestaient le bien fondé de toutes ces créatures animales qui abîmaient leurs récoltes, agressaient leurs maisons et leurs familles. Les animaux se plaignirent qu’ils n’étaient pas bien logés. Les uns, comme les lions ne se voyaient pas vivre dans les montagnes, les ours dans la savane, les éléphants dans les marais, les gazelles dans la forêt. Ce n’étaient que plaintes et piaillements, chacun récriminant contre son sort et de l’infortune de sa position. Dieu demanda le silence et s’enquit des désirs de chacun. Il réfléchit puis d’un tour de main, il mit chaque espèce dans les lieux qui étaient les plus propices à son confort, à sa nature et à ses dons. Par contre, on dit qu’irriter de leurs récriminations, il laissa les hommes où ils étaient, partout dans le monde. C’est pour cela qu’ils furent la seule espèce qui n’eut pas son paradis. Cette histoire symbolise parfaitement les limites de l’idée d’une entreprise universelle, mondiale, adaptée à la diversité des cultures et des contextes économiques locaux. Bien au contraire, les entreprises, comme les pays et les villes, se spécialisent en s’ancrant dans une niche socio-économique locale. Par contre, des liens d’intérêts plus ou moins forts les relient entre elles dans le monde. Les interdépendances entre le local et le distant étaient, hier, le fait d’échanges de marchandises, d’argent qui permettaient à chaque partie de s’enraciner mieux encore dans le tissu local, aujourd’hui, ce sont les échanges de savoirs, d’idées et toujours d’argent. Chaque maillon installé dans une niche de savoir, de connaissance du local, devient le membre symbiotique d’un ensemble qui coordonne ses ressources pour se développer au mieux des intérêts de la collectivité, sans jamais oublier les siens propres! Dans « l’Entreprise Virtuelle et les nouveaux modes de travail[1]« , plutôt que de tenter d’en donner une définition précise, nous avions préféré mettre l’accent sur les trois dons donnés à l’entreprise grâce aux réseaux électroniques. Le don d’ubiquité, la possibilité d’être partout, virtuellement présente, y compris pour le personnel avec le télétravail. Le don d’omniprésence, qui lui permettait d’être ouverte 24 heures sur 24 en fonctionnant en pilotage automatique. Le don d’omniscience, enfin, qui lui ouvrait l’accès aux savoirs du monde et surtout à celui de son personnel. D’autres ouvrages suivront qui aborderont ce sujet sous des angles divers. Beaucoup s’en tiendront à une description qui confond entreprise virtuelle et entreprise réseau. Il suffit d’intensifier l’utilisation des télécommunications entre les différentes unités d’une grande entreprise pour la virtualiser. Dans d’autres cas, l’incarnation de l’entreprise virtuelle type se fera à travers la représentation, parfois un peu idéalisée, d’un groupe d’entreprises mais appartenant, comme ABB Petersen, à une même entité juridique. L’intérêt d’une telle organisation étant sa capacité à recomposer ses liens organiques en fonction de projets particuliers. Ce qui suppose une capacité de reconfiguration dynamique et de transactions inter-organisationnelles internes qui reste encore peu courante.L’urgence d’une définition précise ne nous hantait pas. Nous y voyions le danger de vouloir en normaliser les effets combinatoires, par essence très complexes, qu’autorisent les réseaux électroniques. De même qu’il n’existe pas une entreprise universelle mais des unités économiques qui se spécialisent, il n’existe pas d’entreprise virtuelle universelle. Par contre, on peut constater que certaines formes d’organisation virtuelles sont plus ou moins performantes. Les concepts à l’origine des entreprises virtuelles, même s’ils sont un peu déroutants au départ, montrent vite qu’ils ont leurs lois spécifiques.
Les entreprises virtuelles du futur sont des grappes qui se structurent en méta-entreprises ou en méta-réseaux : des méta-organisations. Les organisations virtuelles ont des modes de structuration tout aussi rigoureux que les organisations traditionnelles. Leur fonctionnement obéit à des règles de management qui, sans être vraiment nouvelles, modifient l’importance relative de certaines fonctions, de certains modes de commandement hiérarchiques. Si l’entreprise virtuelle est une solution très prometteuse pour le développement général des organisations et de l’économie, ce serait une erreur de la considérer en l’état comme la forme achevée de l’entreprise du troisième millénaire. En recomposant les filières économies elles s’organisent et se structurent en de multiples méta-organisations plus ou moins interdépendantes afin d’améliorer leurs performances globales. Un rapport de McKinsey s’intéressant à la mise à niveau des méthodes de « lean production » dans l’ensemble des secteurs d’activités aux Etats-Unis, au Japon et en Allemagne constatait que la différence dans les gains de productivité ne venait plus des normes et des méthodes de fabrication[2]. Elles étaient quasiment les mêmes partout. La différence de performance s’établit désormais à partir du choix des structures de l’entreprise. Aujourd’hui, on peut déceler deux autres grandes tendances dans les transformations en cours. L’une, montre une structuration d’activités complémentaires fortement intégrées dans un ensemble systémique qui privilégie l’hyper-productivité. Les entreprises s’inscrivent dans une même chaîne de la valeur en utilisant un réseau commun d’information dominé par un acteur leader de l’ensemble ainsi constitué: ce sont les méta-réseaux. La seconde tendance que nous désignons sous le terme de méta-entreprise, structure l’entreprise dans le cadre de communautés virtuelles professionnelles qui développent de façon courante une intense activité coopérative plurielle, soit dans leur communauté d’origine, soit en se rapprochant d’autres communautés. Leur logique est combinatoire: nous parlerons aussi de grappes d’entreprises. Dans le contexte de la mondialisation des affaires ces deux grands modèles s’articulent selon deux logiques. Une logique « productiviste » et une logique « business développement« . Le premier modèle automatise le maximum de fonctions et d’activités afin d’optimiser la consommation de ressources dans un système très intégré, hyperproductif. Le second appuie son développement sur la multiplication des accords de conception, de co-distribution, de co-commercialisation pour des produits ou des services globaux. L’un intègre et structure des activités complémentaires les unes aux autres dans un ensemble systémique très performant, le plus souvent propriétaire, ce seront les méta-réseaux. Disposant de fortes capacités d’autonomie de fonctionnement, ils deviendront des réseaux intelligents. L’autre utilise les réseaux publics pour se coordonner, pour coopérer à la demande, selon les besoins des grappes d’entreprises: ce seront les méta-entreprises. Ces deux tendances caractérisent les orientations majeures de l’histoire des entreprises dans les décennies à venir, notamment des grands groupes en restructuration. Elles marquent aussi les limites des choix stratégiques des protagonistes qui devront arbitrer entre deux modèles de développement conditionnant leur stratégie informatique, cette fois[3].
[1] Paris, Ed. Odile Jacob, 1992
[2] Michael Useem, Les systèmes hautement performants, Les Echos du 22 Mars 1997
[3] Méta-organisations, les nouveaux modèles créateurs de valeur, Village Mondial 2000,