La contagion de l’informatisation désormais galope. Pourtant, beaucoup d’entreprises ne sont pas en mesure de défendre leur capacité à créer des richesses car elles ne disposent plus des bonnes organisations pour rester compétitives. On croyait, sans doute un peu naïvement, qu’il suffirait de diminuer le coût des équipements pour résoudre le problème prix/performance, seulement voilà on avait un peu vite oublié qu’il fallait rénover les organisations qui vont avec. Jusqu’ici, les poussées de fièvre due à l’innovation technologique ont été absorbées tant bien que mal. Cette capacité d’absorption se réduit. Les entreprises exigent une maîtrise qualitative des répercussions des technologies sur les organisations. Je ne compte plus les projets informatiques qui n’avaient aucune orientation organisationnelle claire. En reléguant dans l’ombre les héritiers de Fayol[1] et en touchant les limites de la rationalisation des activités de services les informaticiens n’ont pas su inventer les organisations qui allaient avec les applications de leurs ordinateurs. Subie ou voulue la diffusion des NTIC ne s’affranchit plus d’un minimum de réflexion anticipatrice sur leurs impacts. Tant qu’à inventer la vie qui va avec, on invente l’organisation qui va avec… les applications!
Aujourd’hui leurs descendants doivent imaginer de nouveaux modèles d’entreprises et d’organisations. Le foisonnement d’idées qui a saisi l’Amérique à la fin des années 1980 en matière d’organisation n’est pas pour rien dans le succès de ses entreprises. Les thèses du Benchmarking, du Downsizing, de l’Empowerment, de l’Excellence, du Reengineering et maintenant le Visioning, avec la création des « dream teams » pour inventer l’entreprise dans les dix ou vingt prochaines années, rien ne manque pour donner le sentiment que l’on ne s’installe plus dans l’attentisme. Le vif intérêt porté par la presse française et étrangère au concept de l‘entreprise virtuelle au début des années 90, et plus tard aux « business models » originaux montre l’importance accordée à l’innovation organisationnelle. La compétitivité de l’Europe est menacée, non pas parce qu’elle manque de moyens, mais parce qu’elle manque d’imagination dans l’utilisation des technologies de l’information et de la communication. En une phrase Guillaume Franck[2] résume le problème; parlant de ses études sur le management américain, il souligne » Les Américains reconnaissent chez nos élites dirigeantes la sophistication des individus et leur supériorité intellectuelle. Mais ils leurs opposent la sophistication et l’efficacité supérieure de leurs organisations « [3]. En écho, d’Arie de Geus[4], qui rappelle que la durée de vie moyenne d’une entreprise est de treize ans, analyse la durée de la vie des entreprises à l’aulne de leurs capacités à remettre en permanence en cause leurs organisations. Alors que 30% des 500 entreprises retenues au palmarès du magazine » Fortune » ne résistent que quinze ans aux mutations de leurs métiers et de leurs marchés, il montre, à partir de l’étude approfondie de plusieurs dizaines d’entreprises, que celles qui durent sont en situation d’apprentissage et d’adaptation permanent. Elles font en sorte de s’adapter à leur environnement. Tel un être vivant l’entreprise doit être en apprentissage et en transformation continue. Ce qui ne peut se faire qu’à la condition qu’elle sache anticiper les évolutions à venir et s’appuyer sur les expériences du passé. Cette incompréhension du rôle des NTIC dans la refondation du modèle économique et organisationnel de l’entreprise fut une des causes de l’échec relatif du « reengineering« . Ce dernier qui proposait une vision rénovée de l’entreprise et de son organisation due aux apports de l’informatique, fut victime d’une sur-médiatisation souvent maladroite. Une récession dure, le culte d’une progression du résultat à court terme pour le management, donna fin des années 80, début des années 1990, une notoriété brutale et inégalée à l’arrivée du » reengineering « . Faute de réelles avancées conceptuelles en matière d’organisation, les innovations dues aux « reengineering » sont restées marginales car elles ont servi le plus souvent à optimiser l’existant. L’informatique se contente de coller aux procédures classiques qu’elles améliorent sous le terme de » process reeingineering « . Partout les opérations de » reengineering » ont surtout permis de réduire de façon spectaculaire le stock travail nécessaire pour fournir un service ou réaliser une tâche quelconque. Une part majeure des progrès apportés par l’informatique a été consacrée à augmenter l’automatisation des relations entre organisations. Dans les transactions boursières, l’intermédiation électronique constitue une concurrence meurtrière pour les courtiers traditionnels. Conduites par Merryl Linch et Barclays Global Investors, dix-neuf institutions financières de la City ce sont associées en 2001 afin de créer le réseau électronique e.Crossnet en battant le rappel de la communauté financière autour d’elles, ce qui représenterait une économie de 80 % sur leurs frais de transaction. Dans les milieux autorisés de la bourse internationale, on les surnomme du petit nom pas vraiment affectueux de « Monsters ». Monster pour « Market Oriented New Systems for Terrifying Exange Regulators » que l’on peut traduire par « Nouveaux systèmes orientés sur des marchés terrifiant les autorités boursières« . Il s’agit d’un système de négociation privé qui se traduit, comme dans le cas de Kokusai Securities au Japon, par une réduction de moitié des effectifs et des agences. Selon le Wall Street Journal[1] la refonte radicale des processus de travail pourrait représenter » de un à deux millions et demi de personnes sur un total cumulé de 25 millions de postes « . En Europe, la généralisation de la refonte des processus de travail grâce à l’informatique permettrait de dégager plusieurs millions d’emplois supplémentaires par an. De tels arguments alimentent la peur de l’informatique qu’entretiennent des auteurs technophobes comme Rifkin[1]. Si quelques belles réussites sont à l’actif de la remise à plat de l’organisation de certaines entreprises, les dégâts et le traumatisme social occasionnés par des opérations mal conduites et destinées à valoriser parfois artificiellement le cours de Bourse ont torpillé le processus de rénovation proposé[1]. Cantonnées dans un acte socialement prédateur et économiquement controversé, les opérations de reengineering n’ont atteint qu’une frange insignifiante du tissu des entreprises. En réalité, en ce milieu des années 1990, le reengineering, comme d’ailleurs les fusions et les restructurations, n’étaient que les maigres épiphénomènes d’une fantastique course à l’innovation organisationnelle rendue possible par la virtualisation des entreprises.
Le spectacle se passait ailleurs, dans une inventivité nouvelle qui se manifestait par des entreprises qui s’alliaient et se combinaient ensemble pour former des méta-organisations. Dans cet extraordinaire foisonnement de créations d’organisations originales et imaginatives, l’entreprise du 21è siècle était en train de s’inventer en mettant à mal tous les paramètres traditionnels de l’analyse de la productivité et de la création de la valeur. … à suivre…
[1] Consultant français qui a créé un des tous premiers cabinets de conseil en organisation industrielle après la guerre en s’appuyant sur les méthodes américaines
[2] Guillaume Franck, professeur d’HEC (Hautes Etudes Commerciales) à Paris, auteur » A la conquête du marché Américain » Odile Jacob, 1997.
[3] Expansion, 5.11.1997, » Ce qu’un patron français apprend au-delà de l’Atlantique « . Pascale-Marie Deschamps
[4] Enseignant à la London School of Economics, » La pérennité des entreprises » Maxima-Institut du Management EDF. 1997