Dans « La conquête du futur », Gary Hamel et C.K Prahalad, commencent leur livre en s’étonnant du peu de temps et d’attention que consacrent les cadres, dirigeants y compris, à préparer l’avenir de leur entreprise[1]. Ils aboutissent à ce chiffre surprenant que ces derniers dépensent moins de 3% de leur énergie à s’interroger sur une mise en perspective de ce qu’ils apprennent des transformations qui affectent leurs métiers, leurs entreprises et leurs écosystèmes. Pour les auteurs, la perte de compétitivité des entreprises n’est pas due au fait que les méchants concurrents « piquent les boulots aux américains » mais au fait que « les dirigeants d’entreprises s’étaient laissés surprendre par le futur et n’avaient pas agit en conséquence des évènements à venir, pourtant bien visibles ».
Malgré l’accélération du phénomène de création/destruction d’activités, voilà des responsables qui naviguent à vue, ni ne préparent suffisamment l’avenir de leurs entreprises : « no future » pour eux aussi. Pays riches et nantis, nous sommes pris en tenaille entre la dynamique des pays émergeants et des marchés low cost d’un côté et les contraintes croissantes du « développement durable » imposant des organisations plus économiques et des solutions toujours plus éco-efficientes, de l’autre. Les défis qui sont imposés à nos entreprises comme à notre société sont considérables, éprouvants et inquiétants. Pourtant nous donnons l’impression de nous en désintéresser en dehors des crises qui secouent nos provinces le temps d’une actualité du 13 heures. Sommes-nous devant la morne plaine d’un Waterloo économique !? Au loin les indiens nous attaquent sur les services informatiques, l’ingénierie, la biologie et les industries pharmaceutiques, plus à droite les américains prennent de l’avance sur les industries des services distants notamment les services financiers et assurances, voyages et les industries de contenus audiovisuelles, au fond à gauche, les chinois industrieux nous envahissent avec leurs produits manufacturés bons marchés, voitures, scooters et motos mais aussi tout l’électroménager et les industries de second œuvre. Nous nous nourrissions du phantasme de l’arrivée massive des migrants des pays pauvres, nous avons plutôt l’arrivée massive de leurs produits et de leurs services bons marchés. La France redoute la croissance chinoise, l’Allemagne en profite. Cela me rappelle cette belle maxime, chinoise justement : face aux vents du changement, il y a ceux qui montent des paravents et ceux qui construisent des moulins à vent. Ceux qui se protègent et ceux qui profitent. Selon une enquête du cabinet Grant Thorton rapportée par le Figaro du 19 avril 2006, les entrepreneurs français seraient 16% à considérer que l’essor de l’économie chinoise a engendré une baisse de leur chiffre d’affaire et 10% à considérer que celui-ci sert leurs affaires contre 24% en Allemagne. Que fait notre Grouchy contemporain !? Allons nous devoir, sur cette morne plaine plier le genou ? Déjà nos compétiteurs se préparent à la guerre de l’intelligence, des industries de la formation. Allons-nous perdre nos conquêtes sociales, nos industries, nos emplois, faute d’avoir su nous préparer à une vision du monde moins égocentrique ? Comment revenir sur le devant de la scène économique ? Comment libérer une force de frappe économique et sociale trop souvent brimée dans notre société et nos entreprises ? En ayant des idées, pardi ! Leur importance n’est plus à démontrer. Elles sont le carburant de l’éco-efficience, la réponse adaptée à la low cost generation. Tel pourra être le slogan de la prochaine rentrée dans les entreprises. Fini de regarder sans cesse dans le rétro. Fini les disputes pour savoir pourquoi cela ne va pas mieux et à qui la faute !? Dans les entreprises, les cycles innovations-consolidations sont déséquilibrés par l’accélération du processus schumpétérien. Le « besoin d’ordre » engendre la peur de se remettre en question, la crainte d’ouvrir une boite de pandore. Souffrant d’une surreprésentation du présent, tout est prétexte de remettre tout à plus tard pour ne pas régénérer la vision et la pensée qui a été à l’origine même de la création de l’entreprise et de ses innovations passées. Savoir regarder au delà des lendemains, s’imposer un travail de remise en question imaginatif, même si cela constitue un certain inconfort, devient une règle à ne jamais oublier pour qui veut durer. Les réactions « courtermistes » sont douloureuses car elles mettent surtout l’accent sur la réduction de la masse salariale pour préserver les marges. Résultat : une lente hémorragie des emplois faute d’avoir remis en question et adapté son modèle économique à temps. Gary Hamel et C.K Prahalad rappellent que les formidables gains de productivité de l’époque Tchatcher n’ont pas pour autant aidé les entreprises anglaises qui ne savaient pas où aller et comment, faute de vision. Cette difficulté nous la devons aussi à une culture de l’encadrement qui n’accepte que difficilement d’anticiper des problèmes qui ne manqueront pas un jour ou l’autre de leur sauter au visage. Avant 2010, les produits représentant plus de 70% de ventes d’aujourd’hui seront désuets en raison des demandes de clients. Piégés par le cliché des objectifs à court terme les dirigeants n’acceptent pas de travailler « leur futur » parce qu’ils ne trouvent pas cela bien productif. C’est une erreur, d’abord parce que c’est un formidable outil de mobilisation. L’utilisation de l’imaginaire permet de construire collectivement une vision du futur et de le positiver. Chacun doit reprendre à son compte cette observation d’Albert Einstein ; « le futur m’intéresse, normal, c’est là que je vais passer le reste de ma vie ». Avoir des idées fortes soude et porte l’entreprise. Jacques Maillot l’aura prouvé avec Nouvelles Frontières, tout comme le fondateur d’Easy Services et bien d’autres qui avaient foi en l’avenir de leurs idées. Parlant de l’entreprise de demain, Brice Auckenthaler et Pierre D’huy, auteurs d’un ouvrage sur l’Innovation collective, posent d’entrée de jeu la question de savoir ce que sera l’entreprise du futur. J’ai entendu de multiples réponses à cette question. Elle fait l’objet régulier de conférences et séminaires en tous genres. La sobriété et la pertinence de leur réponse me paraissent symboliser la posture souhaitable de l’entreprise et celle des hommes qui la composent : la curiosité. La curiosité, premier acte avant la connaissance. La curiosité, premier pas vers les autres, la curiosité, première étape vers la découverte. Sans curiosité pas de « différence de potentiel », pas de perturbation à l’ordre établi, pas de remise en question de la connaissance, pas de fertilisation possible. L’homme curieux, le perturbateur, le découvreur, le casse pied aussi, devient le porteur d’une évolution, d’une ambition, d’une transition vers un autre état, un autre objectif qui entraînera avec lui une évolution du destin d’une collectivité. Porteurs d’aventures, ces créatifs nous ouvrent des voies inconnues que certains craignent et que d’autres abordent avec le sentiment que la vie doit, justement, rester une aventure.
Denis C.Ettighoffer
(extrait de « Netbrain, les batailles des nations savantes » Dunod 2008.)
[1] Gary Hamel et C.K Prahalad « La conquête du futur », Dunod 2001