Le titre évocateur d’un récent colloque organisé par le Sénat français en janvier 2007, « Etat ou entreprises : qui gouvernera le monde demain ? » illustre la prise de conscience que l’on ne peut plus gouverner les affaires de l’Etat sans tenir compte de la fin des frontières dues aux organisations en réseaux numériques. Ne manquait pour ouvrir cette réunion que Kenichi Ohmae, ancien associé de McKinsey et auteur d’une remarquable analyse sur le dépérissement des nations traditionnelles au bénéfice d’Etats-régions[1]. Dans son analyse des transformations structurelles de la géo-économie sous l’impact de la netéconomie, traduite en Français en 1996, Kenichi Ohmae observe que les stratégies des marchés par l’approche traditionnelle des territoires sont obsolètes. Pour ce dernier les échanges sont plus le fait de foyers de croissance économique que celui de nations. Les régions les plus dynamiques s’organisent et privilégient entre-elles des échanges marchands et de connaissances. Ces régions ne se développent pas au même rythme mettant en cause les constructions des états-nations. De la même façon que des provinces chinoises de Hong Kong ou de Beijing sont plus riches que d’autres, dans la CEE, il est difficile de ne pas différencier les économies de régions aussi contrastées que la Flandre en Belgique, la Lombardie en Italie ou la Catalogne en Espagne ou encore le Bassin parisien par rapport à de nombreuses régions similaires en Europe. Les plus avancées s’affranchissent de l’illusion des territoires à l’exemple de la Yougoslavie pour constituer des communautés autonomes où les nations se dissolvent dans des zones d’échanges économiques réunissant des régions collaborant ensemble selon leur propre logique économique et culturelle. Pour Kenichi Ohmae, on ne peut plus traiter le Nord industriel de l’Italie comme son Sud rural.

La prospérité des nations a toujours été dépendante de bases régionales entrainant avec elles d’autres régions limitrophes et des régions, parfois très lointaines, avec qui ces dernières ont constitué des relations privilégiées. La globalisation en cours de l’économie n’est pas l’uniformité, elle s’exprime par la singularité des alliances. Les notions d’antan de bassins d’emplois, de bassins économiques, de l’aménagement des territoires vus à l’aulne de la géographie d’autrefois sont à mettre au panier. Les réseaux ont gagné partout et les territoires s’organisent selon de nouvelles logiques fédératives qui tendent à vouloir se débarrasser de toute tutelle jacobine. Avec l’économie numérique qui facilite les échanges d’idées et de savoirs ce phénomène ne fera que s’amplifier. Pour cela ces communautés autonomes s’appuient de plus en plus sur des infrastructures des télécommunications.  Le déclin des Etats-Nations au bénéfice des Etats-Régions annoncé par Alvin Tofler dans La Troisième Vague[2], sera du à la construction de réseaux d’affinités culturels et économiques entre différentes régions du monde. Chacune de ces Régions-Etats fonctionnera comme un « hub » d’une ou quelques filières économiques dominantes. Sur la Toile, la liberté des acteurs économiques facilitent la constitution de communautés marchandes, techniques, économiques, culturels et sociales qui prennent du poids et de l’influence vis à vis des pouvoirs anciens qui doivent faire avec. Les empires en cours de constitutions ne s’organisent pas entre entités nationales mais entre maillons d’une chaîne de compétences ou d’affaires pour constituer un écosystème qui a sa logique propre faisant fi des frontières traditionnelles. Il y a de fortes probabilités que ce soit des réseaux de régions – et non des Etats – qui échangeront intensément des savoirs afin de « détenir des chaînes de compétences clés » et consolider ainsi leur valeur ajoutée sur leurs marchés. Des adaptations de nos orientations politiques sont indispensables afin que nos régions s’affirment et émergent avec leurs atouts propres, l’Etat centralisateur doit pratiquer une vraie régionalisation et ne pas hésiter à couper dans le vif des baronnies anciennes. En aura-t-il la lucidité et le courage, toute la question reste là. Notre chance est que dans un contexte sans frontières, l’interventionnisme de l’Etat jacobin, omniscient et omniprésent, n’agit plus (et son clientélisme non plus, heureusement !).

Le droit des Etats n’est jamais que le fruit de compromis territoriaux dont s’affranchissent volontiers les peuples numériques, les universités en ligne et les entreprises qui commercent sur la Toile. Les mobilités des capitaux, des entreprises et des savoirs puis celle maintenant des internautes, ces voyageurs immobiles, constituent une situation nouvelle dans l’analyse des avantages comparatifs. On comprendra qu’être une entreprise d’une région créative associée à un réseau de savoirs solides qui participe à son rayonnement international devient un atout de poids pour attirer les capitaux et les talents. De plus en plus de régions dans le monde s’emparent de cette opportunité de se développer de façon autonome en se constituant en réseaux. On peut supposer que les régions françaises ne seront pas les dernières à le comprendre et qu’elles sauront s’émanciper de plus en plus de la tutelle de l’Etat pour conduire leur propre politique de R&D et de formation en matière d’universités internationales.

Nous voici dans un rappel de l’histoire qui depuis toujours montre que les changements du monde, de l’antiquité à nos jours, tiennent au leadership pris par des régions devenues emblématiques. Comment ne pas noter que leur empreinte dans l’histoire tient à une étroite symbiose entre leur croissance économique et celle d’idées novatrices et civilisatrices. Alexandrie, Athènes, Gênes, Venise, Florence, en Occident mais aussi en Orient, en Asie, en Inde des villes mythiques auront été autant de foyers de révolutions culturelles, économiques et sociales rayonnant sur le monde connu. Dans eBusiness Generation, les micros entreprises gagnent de l’argent sur Internet[3], je m’interrogeais de savoir quelle serait la ville ou la région mythique qui incarnerait le commerce électronique comme en France le Nord aura incarné, un temps, la distribution moderne. Je n’ai pas trouvé de réponse satisfaisante. Y en aura-t-il une aujourd’hui lorsque je m’interroge de savoir quelles seront les régions du monde qui sauront le mieux dominer la circulation des idées et des pôles d’innovations dans notre nouveau monde numérique et… l’une d’elle sera-t-elle française?


[1] De L’Etat-Nation aux Etats-Régions, Dunod1996

[2] Denoël, Paris 1984

[3] Village Mondial, Paris 1999

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A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

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