La rigidité de nos structures institutionnelles qui, plus que toutes les autres, devraient être adaptées à la volatilité des événements et des organisations, est devenue un terrible handicap. L’interdépendance des économies et le rôle structurant des technologies sur les organisations des entreprises et des États vont accroître les sources de difficulté pour les nations confrontées à une forte résistance institutionnelle. La plupart de leurs dirigeants sont sortis des grands corps de l’État, des grandes écoles des années 50 et 60. Même pour des personnalités brillantes, mais encore jeunes et malléables, c’est un moule terriblement stratifiant (1). On y apprend à se conformer à des idées dominantes. Que dire lorsque l’on constate que c’est une société tout entière qui s’arque-boute sur des illusions d’un passé plus que parfait.Les dirigeants qui explorent et cherchent des formes innovantes d’organisation ne tardent pas à constater la difficulté d’introduire un concept un peu novateur. Plusieurs dizaines d’années peuvent être nécessaires avant de l’infiltrer dans les organisations, comme ce fut le cas du juste-à-temps. Ce qui revient à rappeler qu’une innovation technologique peut être déterminante mais que ses applications peuvent attendre très longtemps avant de faire bouger une organisation d’entreprise. Les rythmes des investissements, qu’ils soient d’un an ou de trois, ne sont pas calés sur la capacité d’absorption des systèmes sociaux qui font l’objet d’opérations de réorganisation trop souvent ponctuelles. Dans nombre d’entreprises, inscrire cette situation de changement dans la continuité devient impossible pour des dirigeants qui jouent à saute-mouton d’un service à un autre, d’une entreprise à une autre. Au point que la capacité à s’adapter rapidement devient un facteur de comparaison entre deux organisations. Deux créateurs d’entreprise comparant les avantages respectifs de leurs réseaux de fournisseurs s’accorderont pour dire que « l’un des points forts de la Silicon Valley est qu’elle coûte moins cher qu’ailleurs pour passer de l’idée au produit » (2). Une conclusion qui se réfère à la rapidité avec laquelle toute idée nouvelle est acceptée et mobilise le tissu local pour la valoriser. Un facteur qui pèse lourd dans l’évaluation des dépenses d’adaptation ou de rénovation d’une organisation.
Le management moderne va devoir conduire une véritable révolution culturelle pour placer son personnel dans une posture d’adaptation permanente qui ne soit pas uniquement défensive. Un enjeu majeur dans un monde des affaires où il convient de pouvoir être capable, jusqu’au plus haut niveau du management, de conduire des stratégies opportunistes. Face à des évènements extrêmement complexes et variables, gagner en plasticité et en adaptabilité, est considéré par l’entreprise moderne comme une contrainte organisationnelle forte. Mais cet objectif reste trop souvent perçu par le personnel comme un événement momentané qui trouble un instant le cours tranquille des choses et non comme un changement nécessaire de posture intellectuelle pour faire face à un état de perturbation permanent. Les problèmes pratiques touchant à la requalification des organisations s’inscrivent dans un espace de négociation quasi nul compte tenu des contraintes juridiques qui sont d’autant plus fortes que le personnel et leurs représentants craignent tout changement comme la peste. Ils craignent d’y perdre de l’activité ou carrément leur travail. Comble de l’absurde, face à cette impréparation, à ces résistances internes compréhensibles, ce ne sont généralement pas les innovations organisationnelles anticipatrices qui font bouger les entreprises mais les adaptations brutalement imposées par les marchés. Elles renvoient dos à dos des protagonistes qui ont tout à perdre ensemble face au caractère inopiné et parfois violent des changements de conjoncture. Notre histoire industrielle et économique est parsemée de ces terribles défaites collectives : ce n’est plus du gagnant-gagnant mais du perdant-perdant.
La Lettre d’Eurotechnopolis Institut – Juillet 2004 Denis Ettighoffer
(1) : Selon l’Observatoire des dirigeants, seulement un quart des administrateurs des grandes entreprises viennent du secteur privé. Compte tenu de leurs origines, les administrateurs venus pour l’essentiel du secteur public, des grands corps de l’État (33%), de l’ENA et de Polytechnique (30%), peuvent difficilement se contrecarrer dans les conseils. La solidarité des corps, bien que toute relative, limite la part entrepreneuriale au bénéfice, tout relatif là encore, d’une gestion très conventionnelle.
(2) : A. Sexenian, Regional Advantage: culture and competition in Silicon Valley and Route 128, Harvard University Press, 1994