Mai 1997. Une délégation de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris fait un voyage d’étude aux États-Unis. Son périple l’amène à Santa Cruz, Californie, chez Oracle, un des plus importants éditeurs mondiaux de logiciels de bases de données. Au début de la visite, leur hôte les fait patienter près des machines à « coke » dans un espace qui tient lieu de cafétéria. L’un des membres de la délégation est intrigué par un jeune couple qui devise derrière une table sur laquelle se trouve des prospectus luxueux. À côté d’eux se trouve une dame à l’allure très distinguée. Il s’approche :

— Que faites-vous ? demande-t-il, en prenant un des prospectus. La dame distinguée et très souriante lui répond qu’elle dirige une agence spécialisée pour les Busy People. Mine interrogative. Un dialogue s’amorce :

— Nous faisons office d’agence matrimoniale et relationnelle pour les personnels des entreprises. Ils travaillent trop pour s’en occuper eux-mêmes. Nous aidons les personnels à faire connaissance et à se fréquenter. C’est la compagnie Oracle qui prend en charge les frais.

— Et qui est le jeune couple ?

— C’est le couple témoin[1]. Tête stupéfaite de notre français. Faut-il que le temps leur manque, à ces obsédés du travail de toutes nations, de toutes entreprises, pour que naissent de si étranges commerces de la mise en relation !  A l’époque je tentais déjà de sensibiliser mes interlocuteurs sur la nécessité de mettre en place des outils et des ressources dédiés au bien être des salariés. Mon propos se voulait simple : de fonctionnelle, l’entreprise devenait relationnelle et je posais la question suivante à l’occasion de la conférence annuelle de l’ARSEG (L’Association des Directeurs de l’Environnement de travail) à l’été 2003 : Est-ce qu’une entreprise où il fait bon travailler n’est pas d’abord celle qui vous facilite la vie à une époque où le temps brasse indifféremment des temps de travail et des temps personnels ? C’est la question que je posais

Nos contemporains naviguent en permanence entre désirs inassouvis et besoins de se sentir aimés, respectés, valorisés. Le confinent imposé par la pandémie du Covid aura limité les interactions sociales. Ce qui a exacerbé ce sentiment de ne pas compter ou moins dans la « tribu professionnelle … Le télétravail aura été un pis-aller pour une majorité qui aura perdu ses repères habituels. Beaucoup renforceront ce sentiment de « perdre leur vie à la gagner ». Cet état d’esprit tient à ce que l’entreprise reste majoritairement un ensemble « fonctionnel » qui se doit d’être productif plus qu’une organisation humaine qui solidairement rend service à la communauté. Un objectif qui a disparu avec l’industrialisation et la consommation et la production de masse. Le nombre tue l’individu, le fait disparaitre, l’anéantit au bénéfice du « machin » qui réagit à la demande des marchés.

Les augmentations de salaires ne peuvent rien contre ce sentiment de l’inutilité sociale qui s’empare du travailleur à un moment donné de sa vie. On en sait le résultat, démission, éloignement des villes, retour à des vies « champêtres » qui n’ont rien d’évident, ni de facile. Après cet éloignement qui n’était pas que physique, le retour au boulot, à la norme du travail d’avant ne sera pas facile non plus.  Ces aspects de la question du travailler ensemble et de la vocation sociale de l’Entreprise deviennent un sujet plus courant : « on en parle ». Le management s’en préoccupe mais à part les bonnes paroles… Certains se plaignent des problèmes de recrutement consécutifs à cette « démission » du travail.  D’autres constatent l’explosion des « auto-entreprises » consécutive à ce besoin d’autonomie et de liberté malgré leur précarité. Ces difficultés, ces problèmes ne sont pas nouveaux. Les secteurs à fortes intensité de travail et de stress sont les plus touchés par ce besoin de trouver des « échappatoires » à un travail qui étouffe l’individu en ignorant son humanité, donc ses fragilités. Nombreux sont ceux qui comme notre « couple témoin » veulent échapper aux contraintes professionnelles excessives afin de retrouver du temps social. Les dirigeants sont confrontés à une demande de conditions de travail plus souples et à un peu d’imagination sur les façons d’envisager le management des ressources humaines. Que peut-on suggérer qui atténue, voire efface ce sentiment de n’être qu’un machin à produire du PIB ?

De l’orientation clients à l’orientation salariés

Certains se tournent vers une partition différente entre le présentiel et le télétravail et proposent des aménagements dans leur organisation. Pour ma part, je suis devenu un partisan de la semaine de quatre jours. Je sais que cela viendra. Ce qui m’agace c’est les années qui seront perdues à tourner autour du pot tout comme les perspectives que j’ouvrais relativement au télétravail dans les années 90. Parmi les solutions proposées j’avais incidemment mis en avant l’idée de la conciergerie d’entreprise. Cela tombait sous le sens alors que sortait mon livre sur le « Bureau du Futur » mettant en évidence les services périphériques pouvant être à la disposition des télétravailleurs. J’y reviens aujourd’hui.

J’avais noté en 1993, l’initiative de PepsiCo de créer une fonction de « concierge d’entreprise[2] » : une première aux États-Unis. L’objectif de ce service était de réduire l’absentéisme et d’améliorer l’organisation du travail des salariés confrontés aux mille petits problèmes et tracas de la vie quotidienne. La majeure partie du personnel était ravie de bénéficier des services individuels d’assistance à leur vie de tous les jours. À la fin des années soixante, on les disait paternalistes ; aujourd’hui, on peut les qualifier d’intéressées : les sociétés commencent à admettre l’unité globale de l’individu y compris dans sa dimension familiale et pas seulement pour son utilité fonctionnelle. Elles investissent pour offrir des services personnels… qui rapportent, y compris de la notoriété à l’exemple de Patagonia, firme pionnière dans le développement de fibres nouvelles écologiques pour les vêtements sportifs, un des leaders mondiaux des équipements de tourisme aventureux et de sports de l’extrême. L’entreprise a été classée en 1997 par le magazine Working Mother parmi les dix meilleures entreprises américaines pour les femmes. Les femmes restent chez Patagonia, affirme Terri Wolfe, directeur des ressources humaines, parce qu’elles y sont considérées et qu’elles peuvent y faire carrière sans que leur sexe soit un handicap[3].

A l’époque j’ai rencontré quelques responsables DRH qui étaient tentés par l’idée de « Conciergerie d’Entreprise[4] ». Je ne sais pas si tous sont passé à l’acte. Peut-être que cette contribution en réveillera certaines, celles qui ont compris que l’entreprise est d’abord une organisation sociale à but économique. Elles ouvrent incontestablement la voie à d’autres modèles. Ces entreprises où il fait bon vivre et… travailler, démontre qu’il est possible d’avoir autant de considération pour son personnel que pour ses clients, même s’il ne faut pas se cacher qu’aujourd’hui elles sont loin de faire la majorité.

De même que l’éthique des affaires est devenue un vecteur de différenciation stratégique, le mieux disant social sera une arme concurrentielle. La conciergerie d’entreprise, nouvelle logistique des nomades modernes, en fera partie. Ne dit-on pas que des salariés heureux font des clients heureux !

https://www.arseg.asso.fr/

L’Association des Directeurs de l’Environnement de travail

https://www.ettighoffer.fr/540/bureau-futur-1994

Une nouvelle logistique pour les nomades de l’entreprise.

https://www.ettighoffer.fr/3634/lentreprise-relationnelle

[1] Extrait du livre de l’auteur «  Du Mal travailler au Mal vivre « Dunod 1998 Prix Rotary. Editions Eyrolles  2003 Nominé Prix Manpower

[2]  Julie A. Lopez, « Pepsico invente le concierge d’entreprise », The Wall Street Journal repris dans Courrier International, 29 avril 1993.

[3] Voir Dominique Pontvianne, « L’entreprise préférée des salariées mères de famille », L’Entreprise, n° 140, mai 1997.

[4] Voir l’exemple Adidas dans les commentaires

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A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

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