124430561882Certains auteurs et chercheurs n’hésitent pas à parler de « foules intelligentes » en désignant ces mouvements qui se cristallisent sur le Web pour les raisons les plus diverses. Le livre « La sagesse des foules » rencontre un grand succès en Amérique. L’auteur, James Surowiecki[1], lorsqu’il parle de l’émission américaine « Qui veut gagner des millions » (aujourd’hui programmée en France), observe que les réponses proposées par l’allié appelé au téléphone sont exactes à 65% contre 91% lorsqu’elles sont données par la salle. Il démontre que plusieurs personnes coopérant ensemble offrent un meilleur taux de probabilités de connaître la bonne réponse face à une personne qui ne peut, à elle seule, couvrir de très nombreux domaines d’expertises : il y a réassurance. Pour l’auteur de la « Sagesse des foules », la meilleure façon d’aborder les problèmes consiste à utiliser les « téléconsommateurs internautes pour évaluer les concepts et les idées de nouveaux produits ». Demander l’avis des gens a toujours été une bonne chose. Là où Surowiecki dérape – de mon point de vue- c’est lorsqu’il soutient que dans certaines circonstances les groupes sont plus intelligents et souvent plus pertinents que les meilleurs experts. Pour soutenir ces propositions, Surowiecki défend l’idée que même si les membres de la foule ne connaissent pas tous les faits, même s’ils choisissent individuellement d’agir irrationnellement, la  » sagesse des Foules » marchera. Elle marchera pour répondre au problème en donnant une grande diversité d’avis tout en préservant l’indépendance de chaque membre du groupe. Pour Surowiecki, les erreurs les plus fréquentes s’équilibrent en incluant tous les avis. Le questionnement collectif garantit que les résultats seront plus ouverts et pertinents que si un simple expert avait été responsable de la question. Dieu merci, au moment où je commençais à m’inquiéter d’une thèse aussi périlleuse, un critique note que Surowiecki se contente d’utiliser et de démontrer de façon masquée mais avec une grande érudition les applications de la théorie des probabilités (des jeux) à l’économie comportementale avec des exemples tirés de notre vie de tous les jours. Désigner comme « sagesse » ce qui n’est jamais qu’une devinette faisant appel aux théories de jeux, à savoir qu’il y a plus de probabilités dans un groupe pour qu’il y ait quelques personnes qui connaissent la réponse, c’est quand même fort de café ! Ces thèses recoupent celles défendues par les tenants de « l’intelligence des insectes »[2]. L’abus de langage est manifeste.

Intelligence collective. Ce raccourci sémantique donne une intelligence collective aux plantes ou aux fourmis selon qu’elles distribuent leurs informations de proche en proche, les unes pour équilibrer leurs échanges oxygène/carbone et les autres pour échanger des informations sur des sources de nourriture. Cela me paraît un tantinet abusif. L’intelligence collective en biologie, en entomologie ou en robotique ne se réduit pas à des perceptions échangées engendrant des réactions adaptatives aux évolutions du milieu : Il faut du sens. A l’avenir, ces capacités seront aussi observées pour des applications des nanotechnologies. A savoir l’auto configuration d’objets capables, à partir de nanoparticules possédant des capacités de communication et d’adhérence magnétique, de se transformer et de s’adapter à des situations différentes. Je n’en conclurai pas pour autant que mon fauteuil auto-configurable est intelligent ! Que des millions de nanotubes remplacent progressivement les matériaux du futur pour assembler de multiples matériaux, des blindages, des batteries, des tissus réagissant à la lumière ou à la température, y compris pour fabriquer de la fibre musculaire, n’en fait pas un produit intelligent. Il faut du sens !

Intelligence collective : Attention à la confusion avec le mimétisme ! Lorsque des chercheurs étudient, comme JL Deneubourg[3], les phénomènes de coopération entre insectes ils constatent des phénomènes d’auto-organisation semblables à des structures dissipatives déjà détectées dans certains systèmes physiques ou chimiques afin de réduire autant que possible leurs dépenses énergétiques. Ces comportements ont tous pour dénominateur commun d’être de nature mimétique, c’est à dire qui imite, tels les oiseaux qui s’envolent à la suite les uns des autres, le bâillement qui se propage dans une réunion. Ici, le système collectif fonctionne par contamination ou recrutement mimétique de l’individu. Un précurseur qui trouve – par hasard – de la nourriture montrera le chemin à ses congénères qui l’imiteront. Ce fonctionnement social intéresse les scientifiques car ils y voient une sorte de résolution collective des problèmes. Pourtant, les moutons de Panurge pourraient aussi illustrer notre propension à nous livrer collectivement à des activités mimétiques stupides. Nous ne devons pas le confondre avec l’intelligence coopérative qui incarne la plus ancienne organisation sociale qui soit lorsque les individus se mobilisent pour collaborer, conscients que le bénéfice collectif est supérieur à ce qui aurait été obtenu si chacun était resté dans son coin. C’est ce qu’on appelle une économie à somme positive. Une autre raison doit nous rendre prudent relativement à la thèse de l’intelligence collective. Quand on passe à des niveaux interrégionaux, nationaux et au-delà, la masse de participants anonymes est vite importante et trop complexe pour maintenir des standards d’échanges élevés, de bonne qualité. Plus l’irrationnel y prend de la force, plus la motivation contestataire s’affirme, plus ces foules anonymes sont capables du meilleur comme du pire. Pour ma part, les foules numériques me font plutôt penser à ces grands bancs de poissons argentés que l’on voit fluctuer dans l’océan au gré de mouvements erratiques destinés à tromper un prédateur. Les blogs qui utilisent le « mal être » des banlieues délaissées pour lancer des charges haineuses, d’incitation à tout casser, à tout brûler dans Paris et ailleurs, nous semblent à mille lieux d’une démonstration d’un collectif intelligent. Un catalyseur particulier peut à tout moment cristalliser l’émotion de milliers d’internautes sur un sujet spécifique, pour un objectif altruiste comme lors du tsunami … ou pas. Sur ce plan, la Toile est un vecteur redoutable[4]. Les foules numériques fonctionnent parce que les membres de ces communautés se retrouvent dans des réseaux d’affinités à très forte intensité de valeurs et d’émotions partagées. Et parfois ça dérape ! (trivialement on dirait « qu’ils se montent le bourrichon »). Aussi parler d’intelligence collective des foules numériques est un raccourci discutable. Non décidément, les foules ne sont pas très intelligentes. La surenchère dans la révolte, les défis entre petits chefs, les frustrations de la vie ne sont pas moins fortes lorsque l’on se met devant un écran, bien au contraire. Dans la planète des internautes on y massacre moins à la tronçonneuse mais le verbe y reste une arme redoutable pour entraîner des foules – qui ne sont pas que numériques – à des extrémités condamnables. Le monde numérique est parcouru d’un grand nombre de variables aléatoires qui se distribue de façon chaotique. La « pandémie » des rumeurs et des informations, la contamination des idées sont soumises à des variables difficiles à cerner. Une information ne sera pas relayée parce qu’elle n’aura pas su « parler » à son destinataire alors qu’une rumeur non fondée circulera de façon foudroyante parce qu’elle rencontre un écho particulier qui fera que, toutes affaires cessantes, les internautes la relaieront en la surchargeant éventuellement d’une « émotion » supplémentaire. L’affaire des dessins de Mahomet » et ses débordements émotifs destructeurs l’ont largement démontré. La Planète numérique n’est donc pas un espace apaisé, sans danger, sans problème. Elle incarne, à sa façon, l’inconscient collectif, les meilleures et les pires des idées ou des pulsions qui traversent nos têtes. La Toile supporte et favorise le partage et les échanges, mais ce qu’on y échange n’est pas toujours de nature à contribuer à l’apaisement de nos sociétés. Machiavel eut un jour une intuition que je crois universelle et qu’il résuma de la façon suivante ; « Notre société a encore du mal a accepter qu’elle est menée plus souvent par ses pulsions, tiraillée par ses émotions et manipulée par qui sait créer les émotions les plus en phases avec nos inconscients. » A bon entendeur…

[1] « The Wisdom of Crowds – Why the many are smarter than the few » (Doubledays Books 2005) de SUROWIECKI, journaliste au New-Yorkais, où il écrit la colonne populaire d’affaires, “la Page Financière.” Son travail a apparu dans un grand choix de publications, y compris « New-York Times », le « Wall Street Journal », Artforum, de Câble et l’Ardoise. Il vit à Brooklyn, New York. [2] INTELLIGENCE.1° Faculté de connaître, de comprendre.2° (Sens strict). L’ensemble des fonctions mentales ayant pour objet la connaissance conceptuelle et rationnelle… 3° Didact. Aptitude d’un être vivant à s’adapter à des situations nouvelles… 4° Cour. Qualité de l’esprit qui comprend et s’adapte facilement… II. (Intelligence de). Acte ou capacité de comprendre telle ou telle chose… III. Le fait de s’entendre mutuellement… (Petit Robert). [3] Chercheur et enseignant à l’Université libre de Bruxelles en Belgique (voir Pour la Sciences n° 198 d’avril 1994) [4] Voir « Alice au pays d’Internet » -JC Hertz- Paris 96 Editeur Austral

Précédent

Payer les salariés pour leur créativité

Suivant

L’économie de « basse intensité » nouvelle corne d’abondance

A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

13 + dix-sept =

Voir aussi

quatre × cinq =