Je mets en ligne une ancienne lettre d’Eurotechnopolis Institut, reprise par le Nouvel Obs à l’époque, qui a pour intérêt de rappeler qu’en matière de création d’entreprises nous revenons de loin. Quelques années plus tôt j’avais écrit « Business Generation, les micros entreprises gagnent de l’argent sur Internet », avec le soutien de la Caisse des Dépôts. Un triste constat d’un pays mal à l’aise avec ses micros entreprises qui restaient à la marge de la politique gouvernementale. Cela a bien changé. N’est ce pas?
En mars 2003, l’Assemblée Nationale discutait les lois Dutreil favorisant la création d’entreprises en France. Pourtant depuis des années les initiatives prises par les gouvernements successifs n’ont pas réussi à empêcher l’incapacité chronique de la France à engendrer des entreprises nouvelles. Alors que l’embellie économique des dernières années a permis à la plupart des pays européens de voir croître la création d’entreprises, cela n’a pas été le cas en France. Cela tient malheureusement au fait ce sujet fait encore l’objet de nombreuses erreurs d’analyses. Parmi celles-ci, les élus français oublient trop souvent que la majorité des créations sont le fait de toutes petites unités d’œuvres qui représentent plus de 93% des entreprises établies. Sur environ 2 millions de petites entreprises de moins de 20 salariés, la grande majorité d’entre-elles sont de toutes petites unités (seules 5% dépasse le seuil de cinq employés). Presque une sur deux (48%) n’emploie aucun salarié : ce sont des micros entreprises conduites par des indépendants. Souvent les micros activités, certaines professions libérales, à temps partiel ou non, servent d’instrument à la création de son emploi plutôt qu’à créer une entreprise traditionnelle. Beaucoup de cadres salariés sont devenus consultants du jour au lendemain afin de commercialiser leur savoir faire. La grille de lecture relative aux évolutions de ce tissu d’indépendants confond « créations d’entreprises » et « créateurs d’activités ». Ce dernier point est important car s’il existe une porosité certaine entre ces ceux modes de « self employment » (créer son propre emploi ou sa propre entreprise), elle implique l’adaptation des décisions politiques de soutien adaptées et donc différentes de l’une ou l’autre de ces populations. Ce qui n’est pas le cas avec la loi Dutreil en discussion. Par exemple, l’APCE n’ignore pas que les 35 heures pourraient renforcer la création d’activités indépendantes sans pour autant aboutir à la création d’entreprises.
Contrairement aux idées reçues et largement véhiculées, ce ne sont pas les procédures administratives qui empêchent la création d’entreprise, c’est le fait que les Français aient le sentiment que le jeu n’en vaut pas la chandelle ! Les moindres protections sociales où l’état providence n’existe pas, comme aux États-Unis, suscitent des réactions du corps social pour s’autonomiser économiquement. Compte tenu de la précarité du marché du travail, des générations d’américains sont habituées à l’idée de gagner de l’argent de toutes sortes de façons. Une famille américaine sur quatre tente de gagner des revenus supplémentaires grâce à des activités annexes au salariat. La poly activité officielle, c’est à dire le « multijobs », concerne plus de 7% de la population au travail. Elle est sans doute deux à trois fois supérieure en réalité. La migration professionnelle entre statuts y est très commune. Elle est encouragée par le gouvernement fédéral qui en fait un instrument de la gestion du marché de l’emploi. Cette attitude particulière a favorisé la création d’une culture du « selfemployement » encore peu usuelle en France.
Mais derrière le discours triomphateur des vertus entrepreneuriales, la démographie des travailleurs indépendants masque une population qui vit difficilement dans les interstices du monde salarial et de l’entreprise. Derrière l’Amérique des pionniers se cachent 8 millions de personnes qui doivent cumuler les jobs pour joindre les deux bouts. Le paysage français n’échappe pas à ce problème : les travailleurs indépendants constituent un monde du travail en risque permanent de marginalisation. Bien qu’il soit difficile de cerner précisément les revenus des professions libérales ou d’entreprises à domicile, car il y a confusion entre rémunération et amortissement du capital investit, les responsables des très petites entreprises françaises de l’artisanat, du commerce et des services dispose d’un revenu moyen d’environ 19 800 euros (130 000 FF) par an. Ils sont le plus souvent des indépendants sans salariés. La valeur ajoutée globalement dégagée par les entreprises individuelles n‘a cessé de chuter depuis 1993 quel que soit le secteur d’activités. Le revenu moyen d’activité a globalement baissé de 4,5% par an entre 1990 et 1996, pour atteindre une baisse des revenus ramenée à 1,3% par an compte tenu de la croissance des années suivantes. Voilà déjà pourquoi, face à l’érosion de leurs marges d’exploitation, ces indépendants ont besoin d’outils et de plate-forme de services capables de les aider à diminuer leurs coûts de fonctionnement.
Mais ce n’est pas tout. Écartés de la réduction de la durée du travail déjà bien supérieure à la moyenne du monde du travail, les travailleurs indépendants subissent tous une fluctuation plus importante des revenus d’une année à l’autre compte tenu des modes de comptabilité des professions indépendantes. En effet, on sait peu que les dettes à payer ne sont réputées exister dans leur comptabilité qu’à la condition d’avoir une comptabilité d’entreprise : en cours facturés, contre en cours dus. En réalité, n’ayant pas de compétence comptable, les indépendants préfèrent la comptabilité entrées/sorties et ne voient pas, par exemple, que le retard de paiement pris auprès d’un fournisseur ou d’un organisme social est une dette invisible qui pèsera sur leur trésorerie un jour ou l’autre. Résultat, leur bénéfice est artificiel (ils n’ont pas comptabilisé l’endettement de leur activité) et ils paient des impôts sur un bénéfice qui n’existe pas ! Enfin pour faire bonne mesure, les personnels politiques ne trouvent pas le sujet électoralement payant, visible. Interpellés pour faire en sorte que les petites entreprises voient leurs résultats lissés sur trois ans, comme les agriculteurs et les artistes (article 100 bis du code fiscal), et bien qu’informés des difficultés de ces catégories de travailleurs, par les associations spécialisées comme Freelance en Europe, les élus n’osent pas s’attaquer à la mise à jour de la fiscalité et des charges supportées par les TPE dont certaines vivent en permanence à la limite de la légalité afin de s’en sortir malgré tout. Faute d’une politique adaptée qui confond création d’entreprise et création d’activité, on entrevoit une population « d’autonomes » qui se sentent progressivement marginalisée. Par voie de conséquence, démoralisées, ne se sentant pas aidées ou valorisées, on observe au cours de cinq dernières années, une décroissance démographique régulière des entreprises individuelles ; une décroissance spécifiquement française. Ne cherchez pas bien loin l’insuccès de la création d’entreprise, non seulement sa création et sa gestation restent compliquées mais surtout on a fait en sorte que l’enjeu n’en vaille pas la peine.
Avril/Mai 2003 Denis Ettighoffer Président d’Eurotechnopolis Institut
(1) : « e.Business Generation, les micro-entreprises gagnent de l’argent sur Internet », Denis Ettighoffer, Editions Village Mondial. Fondateur du premier incubateur virtuel de la francophonie dédié aux micros activités en ligne www.ebusinessgeneration.com
(1) Pour plus de détail, voir Synthèses ; Les revenus d’activités non salarié, n° 48 de l’INSEE