Il n’y a pas une seule personne un minimum informée qui ne soit convaincue des effets pervers du copyright sur l’économie et la création. Imaginez un instant que le droit des brevets soit prolongé de presque un siècle au lieu de vingt ans. Imaginez aussi que tout nouvel inventeur soit condamné à payer des « droits voisins » à ceux des premiers inventeurs d’un procédé que le nouvel arrivant améliore de façon substantielle. Imaginez que ce nouvel inventeur peut se voir interdire d’améliorer un brevet ancien sans l’accord de son auteur. Imaginez encore que toute atteinte à l’image ou à la représentation du produit breveté soit sanctionnée aussi longtemps que perdure la protection du copyright. Imaginez que vous n’ayez rien à payer pour obtenir la protection de ces brevets. Imaginez que vous n’ayez pas à vous préoccuper de renouveler régulièrement la protection de votre brevet comme c’est déjà le cas pour une œuvre « sous copyright ». Vous avez une petite idée de ce qu’ont réussi à obtenir les lobbyistes représentant les intérêts des éditeurs. Tout cela alors qu’en réalité la grande majorité des auteurs ne voient pas grand-chose des droits encaissés par les intermédiaires. Avec ces quelques lignes, vous disposez schématiquement de la machine de guerre des éditeurs qui se prétendent, sans rire, les défenseurs de la création intellectuelle.
Nous sommes face aux dérives d’une doctrine juridique prédatrice sous l’influence de la financiarisation de l’économie immatérielle. La construction d’un marché fermé, la concentration des pouvoirs qui limitent toute créativité. Des hommes ont été ruinés par des entreprises ou des institutions qui entendaient protéger par-dessus tout leurs marchés ou leur pouvoir. Ce protectionnisme s’établit non aux frontières d’un pays mais aux frontières des filières professionnelles, de corporations bien décidées à préserver leurs marchés, leur secteur d’activité. Alors, pour cela, on fait voter des lois grâce à son argent et ses relations. Elles mettent hors la loi des individus ou des entreprises qui entendent faire évoluer des pratiques d’un autre temps. Tout emprunt volontaire ou involontaire à une création met l’imprudent en danger. Au fil des années, en utilisant la ruse, les lois du copyright sont devenues des barrières pour protéger les marchés privés sans plus de considération pour le bien public. Les éditeurs ont obtenu de l’Etat, sans vraies contreparties, ni contributions financières, qu’il promulgue des lois qui augmentent la surveillance des contrevenants sans « permission » et qu’il investisse des sommes considérables dans des équipements et des dispositifs de répression. Dispositifs qui seront sans doute financés par les délinquants à qui les éditeurs demandent, en plus, de fortes compensations, que dis-je … des compensations déraisonnables !
Alors que la loi sur le copyright n’avait quasiment pas bougé jusqu’en 1962, le Congrès américain acceptera jusqu’à onze modifications du droit sur le Copyright durant les trente dernières années. Modifications largement inspirées par les industries du cinéma (on parlera de Dysney acts). Comme le dira Lawrence Lessig dans son livre «Culture Libre», au début, les demandes d’allongement resteront discrètes : de l’ordre de un à deux ans. Puis, en 1976, le lobbying des éditeurs aboutira à un allongement de dix neufs ans supplémentaires puis en 1998 un second allongement tout aussi spectaculaire de vingt ans, ce qui revenait à ce que toute œuvre de l’esprit se trouve protégée pour sa durée maximale soit 95 ans ! Mais ce ne fut pas tout. Le Congrès accepta à la même époque de ne plus imposer le renouvellement des demandes de copyright (et du paiement d’une taxe correspondante). En 1973, plus de 85% des œuvres de l’esprit dont les auteurs négligeaient de renouveler la protection, tombaient dans le domaine public en moyenne au bout de 32 ans. Résultat, depuis le Copyright Act de 1976, tous les travaux créatifs ont automatiquement acquis la protection du droit d’auteur sans plus nécessiter d’enregistrement. Ce qui aura de redoutables conséquences puisqu’il deviendra alors plus difficile – et donc coûteux – d’identifier et de retrouver l’auteur d’une œuvre quelconque. Avec cette transformation des lois fondamentales sur la protection des œuvres de l’esprit, les Etats-Unis – qui imposeront ces nouvelles directives au reste du monde – ont, en utilisant la puissance de la langue anglaise, littéralement verrouillé une part importante des industries culturelles à leur profit. Le droit au copyright dans l’esprit des législateurs n’a jamais été le droit au contrôle complet des œuvres de l’esprit par des intermédiaires. Il s’agissait de protéger l’auteur afin qu’il obtienne une juste rétribution de son travail. On ne possède pas une idée…on l’utilise ! On ne possède pas un concept, on le met en œuvre, on ne possède pas une œuvre littéraire, on l’utilise. Une idée que nous avons développé dans une précédente contribution « Le droit d’usage opposable au droit de propriété ». Les caractéristiques spécifiques de l’immatériel doivent être prises en compte dans l’analyse des droits afférant à sa conception et à sa circulation. Il ne s’agit pas de s’opposer au « copyright », au droit pour chacun de protéger son travail et d’en tirer profit, cela serait stupide. Non, il s’agit d’abord de comprendre comment au fil des décennies, et notamment ces dernières années, le droit du copyright a été progressivement détourné de ses principes fondateurs pour devenir une arme au bénéfice de quelques uns. Ensuite, il nous faut trouver les arguments, des arguments sains, pour rétablir un équilibre équitable entre le droit à gagner sa vie avec son travail intellectuel et celui de laisser à chacun le droit d’apprendre et de créer à nouveau librement sur les sédiments des savoirs et des idées des générations passées. Enfin, et ce n’est pas le plus facile, il nous faut avoir l’oreille et l’écoute de nos élus. Voila pourquoi il ne faut jamais cesser d’enfoncer le clou par des contributions pragmatiques et des propositions concrètes. En voici une ! Revenir aux fondamentaux de la protection des œuvres de l’esprit et remettre l’auteur au centre de la partie !
Comment résoudre ce dilemme ? En revenant sur les fondamentaux de la protection
Revenir au fondamentaux c’est d’abord considérer que les biens sous copyright doivent être déclarés et faire l’objet, comme pour les brevets ou les marques, d’une taxation adaptée à la valeur présupposée par le propriétaire des droits. (Vous faites ça régulièrement à la POSTE lorsque vous expédiez un envoi en recommandé). Ensuite, en contre partie de cette taxe, le bien (le plus souvent un bien numérique) déclaré sous copyright fera l’objet d’un tatouage numérique qui lui sera associé. Ce dépôt et son tatouage qui indique la portée, la durée de la protection et au bénéfice de qui, sera mémorisé dans le serveur de l’organisme national ou international responsable de la gestion des droits. L’acquisition du droit à copyright fera l’objet d’un renouvellement au bout d’une durée de sept ans (je rappelle à mes lecteurs que cette durée est celle de l’obsolescence moyenne d’un savoir). Au bout de sept ans, une proposition de renouvellement automatique des droits serait soumise aux ayants droits. Soit ils considèrent que leurs œuvres peuvent être abandonnée au profit du bien public, soit ils renouvellent leur protection pour sept ans. Faute de demande de renouvellement de la protection, le bien numérique concerné tombe dans le domaine public. Pour rester logique avec mon idée de revenir aux droits fondamentaux des origines, cette procédure serait renouvelable trois fois. Ce qui nous donne une protection d’une durée maximum de vingt et un ans, soit une durée très semblable à celle de la protection des brevets. Je propose de confier la délégation de la gestion des œuvres sous copyright à un organisme neutre, à l’exemple du rôle joué par l’INPI pour les brevets, qui centraliserait la protection et la gestion « des droits à protection et à copier ». Les Etats ayant mis de tels dispositifs au service de leurs industries des connaissances, récupèreront des taxes qui permettront de financer la création mais aussi la protection et la défense des ayants droits inscrits.
Maintenant que l’on ne vienne pas vous dire que tout cela est compliqué. Des dizaines de millions de noms de domaines sont enregistrées dans le monde sans aucune difficulté. Il s’en inscrit des milliers tous les jours dans les serveurs spécialisés grâce à des formalités simples et un paiement en ligne qui donne droit à des codes d’accès et d’identification de propriété. Cela ne sera pas plus difficile pour faire en sorte de protéger son bien numérique par l’obtention d’un copyright tatoué. Ce tatouage et les codes correspondants permettront d’identifier le propriétaire des droits et donc faciliteront les demandes de permission d’exploitation grâce à un simple moteur de recherche. Cette demande de permission lorsqu’elle sera acceptée par les ayants droits fera l’objet de la génération d’un code d’accès spécifique dérivé du code original qui en indiquera l’origine et les limites d’usage. A défaut de signalisation et de tatouage d’origine contrôlée, toute personne qui utiliserait cette œuvre d’autrui non tatouée ne pourrait se voir reprocher un défaut de respect de la loi sur le copyright et surtout se voir imposer des demandes de dommages et intérêts. Cette approche pourrait faciliter la résolution du problème posé les « d’œuvres orphelines » c’est-à-dire sans « propriétaires identifiables ». Faute d’être facilement identifiables, nombre de ces œuvres ne peuvent pas être considérées comme tombées dans le domaine public alors que si l’obligation de déclaration existait, ce problème serait réglé. Il existe une quantité astronomique d’œuvres orphelines (photos, livres de mémoires, films, demain se seront des blogs) dans les musées, les archives, les bibliothèques qui, faute d’un droit adapté, ne peuvent être mises en ligne sans précautions et recherches longues et coûteuses.
Conclusions
Ce qui m’a frappé dans le riche exposé des motifs du livre vert de la Commission « Le droit d’auteur dans l’économie de la connaissance [1]», qui pose d’ailleurs de bonnes questions, c’est qu’il ne s’interroge jamais en revanche sur les lois fondamentales du copyright. Je parle des pressions multiples qui ont amené les Etats à modifier la portée, la durée et les conditions à respecter pour avoir droit à la protection des Etats. Pas un mot sur la remise en question des lois fondatrices du copyright et du droit d’auteur qui ont été dénaturées durant ces trente dernières années. Ce livre vert néglige totalement la dérive terrible qui est en train de modifier les rapports de force entre les acteurs de l’économie des connaissances, au risque même de la voir dénaturer le fonctionnement de nos démocraties. Pas moins ! Parfois il m’arrive de penser, comme dans un mauvais rêve, que les gouvernements ont laissé pourrir la situation parce que ces conflits arrangent les partisans de la surveillance des réseaux, des actes de leurs citoyens et la vie privée de chacun : les échos des discussions en cours dans le cadre de l’ACTA ne sont pas pour me rassurer[2]. Aurons-nous à l’issue de ces discussions des éléments modérateurs face aux exigences des majors ? Nous restons sur des considérations techniques qui décrivent le champ des droits et les exceptions « au droit de copier» qui pourraient être pris en compte de façon harmonieuse dans l’ensemble des pays européens. D’ailleurs les spécialistes n’ont pas manqué de souligner la multiplication des exceptions et des spécificités qui brouillaient les pistes, d’autant que chaque pays cultive ses singularités comme je m’étais amusé à le souligner dans Netbrain. Que l’on me comprenne bien. Il ne s’agit pas de remettre en question la lutte légitime contre la contrefaçon et le vol des données. Il s’agit d’introduire dans les débats actuels autre chose que le seul volet répressif. Les députés américains eux-mêmes commencent à trouver que trop c’est trop. Deux parlementaires viennent de déposer un projet de loi qui protégerait les consommateurs des excès du copyright. En d’autres termes, pas plus qu’il ne faut laisser le sentiment que l’on peut piller impunément une œuvre de l’esprit, il ne faut pas que le souci du législateur de la protéger n’aboutisse à des effets pervers dénoncés maintenant un peu partout. Il appartient à ce dernier de vérifier que le droit reste équitable dans les rapports de forces qui opposent ou peuvent opposer certaines des parties en cause. Plus que jamais, il devient évident qu’une commission européenne spécialisée doit revenir sur les dérives du copyright qui pénalisent la création, la circulation des biens culturels, le développement de l’économie des connaissances et font le bonheur des avocats.
[1] Le livre vert de la CCE (Bruxelles 2008)
[2] ACTA (Accord Commercial Anti-Contrefaçon) a été lancé par les USA soutenu par les principales associations de défense des majors et des éditeurs.
Ironie, les grosses têtes de l’équipe gouvernementale n’avaient pas prévues qu’elles devraient revoir le dégrèvement de la tva sur le triple-play. Bruxelles a frappé fort : la Commission européenne exige de la France la réévaluation de la TVA appliquée aux abonnements triple play (Internet, téléphone, télévision). http://www.lepoint.fr/actualites-technologie-internet/2010-04-26/triple-play-tva-reduite-les-fai-francais-exasperes-par-bruxelles/1387/0/448162