Je me suis amusé à reprendre un texte vieux de trois ans qui aborde justement, en NEUF chapitres, « le prologue à notre époque » à l’occasion d’une réflexion sur l’évolution du travail. Je suis convaincu que vous serez nombreux à rester songeur après l’avoir lu.
Retour sur quelques éléments du passé (années 1870 /1910) trop oubliés ayant des conséquences sur l’organisation des forces vives, la force du travail et de l’intelligence en France. Le monde du travail ne doit pas oublier d’où il vient, ni son passé pour s’en affranchir et s’en servir pour avancer. La lecture de Prologue à notre Siècle est réellement saisissante.[1] Les mêmes, je dis bien les mêmes ingrédients sont là, qui nous racontent pourquoi et comment la France se condamne à rester une puissance secondaire, par manque d’audace, par peur du risque et par manque de confiance en elle-même.
Le conflit 1879-1871 qui nous a opposé à la Prusse aura été l’occasion de prendre conscience de l’importance de la puissance militaire donc industrielle. Le signal était donné d’une intensification générale de l’industrialisation. Elle sera suivie d’une demande de travailleurs arrachés de gré ou de force des champs pour aller s’échiner dans les manufactures alors que d’autres se voyaient mobilisés par des années de service militaire obligatoire.
PARTIE UN – La crainte et la préparation des guerres, moteur économique. La course aux armements sera le levier de multiples innovations dans la concurrence frénétique entre les nations pour tuer efficacement « son ennemi ». Les nombreux conscrits étaient mobilisés cinq, puis trois ans, ce qui avait pour conséquences de voir se multiplier les villes de garnisons dont une partie de l’économie locale devenait dépendante tout en favorisant un brassage des classes sociales aujourd’hui disparu. Industrialisation poussée, innovations tirées par les investissements en équipements militaires, terre, mer et bientôt air. Entre 1871 et 1901, les dépenses pour l’armée des principales puissances européennes ont augmenté en moyenne de 21% pour l’armée de terre et de 30% pour la marine mais de 79% en Allemagne, 75% en Russie, 47% en Angleterre et 43% en France.
Ce service a disparu en 1996 afin de réduire la dépense publique sous la présidence Chirac. Une décision stupide que l’on tente aujourd’hui de compenser par le déploiement du service civique pour revenir sur le brassage social qu’il permettait alors. Notons au passage que la diminution des budgets de la défense a indirectement réduit celui de la R&D ‘(voir le retombées des budgets de la défense sur la R&D aux États-Unis) apparemment cela n’a pas échappé à l’équipe gouvernementale.
PARTIE DEUX – Les progrès des sciences et des techniques feront des bonds considérables dans tous les domaines. Il faudra attendre les années 1900 pour que les innovations soient considérées comme une source de progrès social et économique. Physique, chimie, métallurgie, électricité, thermodynamique, radioactivité, biologie, sciences naturelles, santé et médecine, automatisation d’une partie des industries, moyens de déplacements, et enfin multiplication des grands travaux (Canal de Suez, de Panama, de Kiel) avec les grands tracés des voies ferrées, les grands tunnels comme celui du Mont Cenis (14 ans de travaux), du Simplon ou de Saint Gothard, les ponts, etc. Partout le siècle des « trente glorieuses », en donnant du travail à des populations encore enracinées dans la terre, fait croire à une progression irrésistible et continue du progrès matériel et humain.
Les nations les plus en pointe dans les domaines des sciences et des techniques ne cesseront d’affirmer leur prééminence au travers d’expositions destinées à marquer leur pouvoir intellectuel, on dirait aujourd’hui leur « soft power ». Les gouvernements successifs n’ont jamais voulu s’intéresser à « construire » des clones de villages français (des vitrines représentant l’art de vivre à la Française) dans la plupart des capitales du monde oubliant que les absents ont toujours tort.
PARTIE TROIS – Un État encore léger découvre la compétitivité économique. Les impôts restaient légers, les taxes sur les biens de consommation et de l’alimentation restaient négligeables et la vie était incroyablement bon marché. La solidarité s’exprime par l’intermédiaire du voisinage. Les règles de gestion de l’État ne parlaient pas encore de redistribution, on se contentait de recettes légèrement supérieures aux dépenses afin d’amortir la dette publique. On pouvait épargner, l’inflation n’existait pas. Mais les concurrences entre nations se font plus âpres. En moins de trente ans la production de charbon, pain de la consommation de l’époque, augmente de 350% en Europe. Puis la compétition se déplace sur les quantités de marchandises échangées en matière de commerce international. C’est à qui a le plus de puissance de feu, puis les plus importantes capacités industrielles, puis le plus d’atouts pour commercer avec l’étranger : les comparaisons des chiffres des balances commerciales remplacent celle des budgets militaires. Mais les producteurs locaux résistent mal à l’arrivée des produits venus de l’étranger, des viandes venues d’Argentine, du blé venus des États-Unis, les vignes françaises dépérissent, les produits français se vendent mal, les revenus diminuent, viennent les faillites puis le chômage, l’État devient déficitaire pour la première fois en 1882.
De crainte de la concurrence, les pays européens commencent à multiplier les contraintes douanières et les normes qui handicapent la dynamique des affaires.
PARTIE QUATRE – Pendant ce temps la France reste soumise aux cafouillages du régime parlementaire. Les partis royalistes et bourgeois se livrent à des luttes politiques d’influence aussi peu soucieuses qu’aujourd’hui du bien commun. Les rivalités haineuses, les disputes entre « monarchistes » et forces républicaines émiettent les pouvoirs législatifs et rendent difficiles toutes évolutions et innovations sociales. Comme aujourd’hui les conservateurs (les monarchistes) refusent tout risque qui pourraient déstabiliser l’ordre ancien alors que les radicaux de gauche considèrent les actions réformatrices insuffisantes. Malgré cela des hommes d’exceptions (Jules Ferry, Léon Say, Jules Grévy…) vont arriver à faire voter des lois donnant plus de liberté aux commerces, artisans et à la presse, à l’école au détriment d’ailleurs des écoles confessionnelles. Attitude qui restera un marqueur de l’idéologie de la gauche avec pour nouvelle religion « la laïcité, rien que la laïcité ! », plus tard la gauche travaillée par l’idéologie marxiste, puis communiste, élargira son fonds de commerce en vouant aux gémonies tout ce qui touchait à la libéralisation de l’économie.
Par voie de conséquence au fur et à mesure que la compétitivité s’intensifiait entre les nations, les tenants d’une économie encadrée vont étrangler notre développement par un excès de régulation et de règlementation. Les mêmes erreurs engendrant les mêmes conséquences : on retrouvera cette manie d’un Etat envahissant de plus en plus la sphère privée et la gouvernance des entreprises.
PARTIE CINQ – Une classe ouvrière malmenée. En parallèle une conscience sociale travaillée par des intellectuels, des révolutionnaires, engageait les premiers combats « socialistes et marxistes ». Les prolétaires ne voulaient plus être « taillables et corvéables » à merci ! Les travailleurs voulaient des garanties. Les bourgeois et les possédants ne s’intéressaient guère à leurs contemporains enchainés dans des manufactures industrielles. Les journées trop longues, sans jours de congé ou à peine le dimanche pour tout repos, des contraintes pour avoir le « droit de travailler ». (Un employé devait amener son charbon ou son bois pour se chauffer dans son bureau). Ces classes laborieuses fortes de leur nombre, travaillées au corps par des intellectuels, des économistes ou des écrivains (je pense à Zola) vont petit à petit s’organiser dans des mouvements qui selon les époques et les pays se présenteront soit comme des organisations socialistes d’entraides, soit, comme en France, révolutionnaires et désireuses de confisquer aux possédants ce qu’ils considèrent comme leur outil de travail. L’église s’en mêle et condamne le capitalisme moderne en l’assimilant à de l’usure et en refusant de voir le travail comme une marchandise, mais en le considérant comme un droit pour l’homme, en y ajoutant la nécessité que cela s’accompagne d’un salaire décent. Les salaires et donc le pouvoir d’achat augmentent à partir de 1880 mais, ce qui change aussi, c’est que l’on commence à se « débarrasser » des travailleurs incompétents, en surnombre ou mal formés.
Sous la pression syndicale, les pouvoirs publics enfin plus sensibles à la souffrance de la classe ouvrière vont progressivement créer des organisations destinées à réduire la pénibilité du travail en augmentant la durée du repos, puis des instruments de solidarité destinées à amortir les effets du chômage, à garantir une retraite décente, puis plus tard à mieux protéger la famille et la natalité. La société française entrera alors dans une politique de redistribution qui, mal maîtrisée, mal gérée, soumise aux tentations clientélistes, va devenir à la fois un précieux amortisseur social et économique et un boulet limitant son dynamisme. Une erreur qui sera maintenue malgré tous les avertissements des économistes qui, sans condamner le principe d’une politique de solidarité et de redistribution, n’en sont pas moins conscients de ses effets pervers.
Effets pervers qui vont s’accentuer avec la modification des modes de vies, l’allongement de la vie, la réduction spectaculaire du temps de travail, la généralisation du « mercenariat » et leurs conséquences sur les revenus d’existence des français créant ainsi une catégorie spéciale de français : Le précariat où chacun dépend du marché du travail et de la générosité publique.
PARTIE SIX – L’extension coloniale va absorber un temps le surplus de forces de travail. L’industrialisation ne suffisait pas à donner du travail à tout le monde. Ce sont les colonies qui vont absorber des contingents considérables de migrants européens. Les forces vives de la nation vont participer à une phase d’expansion coloniale avec le déploiement des « petits blancs » en Afrique et en Asie et l’émigration européenne au Canada et aux Etats-Unis. Ces travailleurs, ces familles souvent desservis par la nouvelle civilisation industrielle vont partir soit par le biais de la colonisation armée, soit pour faire « œuvre civilisatrice » pacifique, avec la collaboration des missionnaires catholiques, dans les continents de « couleur ». Ils constitueront les premiers contingents des diasporas européennes en participant à la diffusion des produits et des services de la « mère patrie ». Certains y constitueront des fortunes.
Durant le 19e siècle la croissance de la démographie en Europe (qui passera de 400 à 430 millions) engendrera des migrations monstres oubliées aujourd’hui. La France recevait annuellement quelques 41 500 migrants mais l’émigration était encore plus forte : 1 450 000 migrants quittaient annuellement la vieille Europe principalement vers l’Argentine et les Etats-Unis, soulageant l’excédent de la force de travail. Avant 1914, ce sont 55 millions d’européens qui sont allés s’établir à l’étranger et environ la moitié d’entre eux, 21 millions, sont partis entre 1871 et 1901 pour raison de persécutions le plus souvent (juifs, protestants…) Et les autres, pour la recherche d’une meilleure situation sociale et économique. L’avenir « ailleurs » n’apparait pas comme une fuite mais bien comme un levier de progression sociale du travailleur. Nous voilà bien loin des craintes actuelles pour les quelques milliers de jeunes français partant pour l’étranger.
C’était l’époque bénie des colonies qui apportera du travail et des ressources bon marché. Des millions de français et plus globalement d’européens sont partis s’établir au-delà des mers pour trouver du travail et une vie meilleure. Aujourd’hui notre expansion reste très limitée alors que la principale raison de la stagnation de notre PIB est notre incapacité à ouvrir des marchés nouveaux à l’étranger.
PARTIE SEPT – La guerre de 14/18 saignera le surplus et donnera le départ à l’émergence du travail féminin. L’augmentation de la productivité des facteurs de production va voir croître le chômage, l’inflation et les extrémistes nationalistes poussent à l’irrémédiable ; un conflit armé qui brulera, défoncera la société européenne et au-delà. Une saignée si importante dans les forces vives des nations qu’elle sera paradoxalement une chance pour l’arrivée des femmes dans le monde du travail qui prendront les postes que les absents ne pouvaient plus tenir. Sous la poussée des suffragettes, en 1918, les femmes britanniques obtinrent le droit de vote à partir de 30 ans (les hommes pouvaient, eux, voter dès l’âge de 21 ans). Dix ans plus tard, elles furent autorisées à voter dès 21 ans. Malgré la résistance des élus qui comptaient garder les femmes au foyer, malgré le refus des forces conservatrices qui dominaient le parlement, la seconde guerre mondiale qui décime toute une génération va leur permettre de s’affirmer dans la vie professionnelle et collective.
Elles sont aujourd’hui 64% à travailler essentiellement dans le domaine des services qui se développe vraiment à partir des années 70. Elles sont toujours mobilisées dans leur combat pour la reconnaissance de l’égalité entre sexes dans le monde du travail et pour obtenir le respect des hommes.
PARTIE HUIT – Au XXe siècle, la décolonisation va inverser les flux migratoires des forces du travail. La décolonisation va tarir les gisements d’emplois envisageables dans les anciennes colonies. Le retour des français expatriés d’Asie, des pays du Maghreb, d’Afrique et des familles exogènes assimilées, va augmenter la demande d’emplois dans l’hexagone et des aides pour les plus démunis. Notre économie supporte désormais le retour des ressortissants des pays colonisés venus bénéficier des avantages d’une société accueillante aux faibles et aux déshérités. Après l’émigration nous assistons à une immigration venue de nos anciennes colonies. Après l’invasion blanche dans les pays du Sud nous voici, comme les américains, confrontés à l’arrivée massive de migrants – souvent de faible qualification – de pays devenus indépendants, mais incapables de nourrir leur population. La gestion de ces flux et nos capacités d’intégration dans de bonnes conditions sont mises à dure épreuve alors que le marché du travail est incapable d’absorber ce surplus de main d’œuvre attiré par les garanties de la « redistribution ». Situation de plus en plus intenable compte tenu de la mauvaise conjoncture économique, mais aussi de l’incapacité française à remettre son modèle économique en question.
Un état de fait particulièrement préoccupant qui crée des tensions avec les migrants économiques et incite, faute de débouchés, nos jeunes générations bien formées (et pas seulement les évadés fiscaux !) à se tourner vers des pays plus capables de leur fournir du travail et des postes valorisant leur savoir-faire. Le « soft power » français s’exporte désormais au travers d’organisations capables de fournir des expertises pointues à l’international.
PARTIE NEUF – L’Etat, la République française devient l’instrument d’une élite républicaine. Déjà un phénomène très peu visible est en cours, la prégnance progressive des grands cadres de l’administration venus dans un premier temps des grandes familles vont avoir, grâce à la création en 1945 de l’ENA (Ecole Nationale d’Administration), l’occasion de donner aux enfants de la république des postes à la mesure de leur qualité intellectuelle (mais pas forcément morale). Parti de bonnes intentions et de la nécessité de se doter de cadres de haut niveau pour diriger une fonction publique mal encadrée et assister les parlementaires, on verra le système déraper. La fonction publique ne cessera d’étendre ses pouvoirs et ses effectifs pour justifier les prérogatives que s’octroie une catégorie très spéciale de nos citoyens. La multiplication des missions et des sous-produits de fonctions qui n’ont plus rien de régaliennes ira jusqu’à faire concurrence à des activités libérales et privées participant ainsi à une augmentation permanente de la sphère publique.
Ce corps d’élite devient, à son corps défendant, la paille qui affaiblit notre pays. Les trois quarts des anciens élèves de l’ENA n’ont jamais exercé de responsabilités en entreprise et pourtant ils siègent nombreux dans les différentes commissions sur l’économie, la retraite et le travail. Il faut avoir assisté à des réunions sur les politiques du travail pour réaliser que sur une quarantaine de présents, la très grande majorité est issue des institutions, ministères, syndicats, corporations, collectivités quasiment tous fonctionnaires à un titre ou à un autre. Aux élections régionales, un candidat sur trois était issu du secteur public et parmi eux : un sur deux venait du monde enseignant. Ces gens souvent brillants ne connaissent pas grand-chose à la vie des entreprises, ni de la débrouillardise indispensable à la survie économique de nombre de français en ces temps difficiles. L’intelligence sans une solide expérience ne prédispose pas à une conduite pragmatique des affaires privées ou publiques.
Par contre les énarques et associés ont bien retenu la leçon de Paul Arden : « L’important ce n’est pas ce que l’on sait. Mais qui on connait. » Rappelons enfin à tous que ce n’est pas l’employeur qui paie les salaires, mais le client. Lorsqu’il y en a un ! Ce n’est pas l’Etat qui paie les fonctionnaires, mais les impôts des citoyens ! Ce n’est pas l’Etat qui finance les retraites, mais les français qui travaillent. Pour la suite voir ci-dessous
[1] Histoire Universelle 1871-1918 . Albert Jourcin – Larousse.