Rien ne m’apparait plus faux et artificiel que les analyses de certains spécialistes énonçant que la Toile nous emporte vers l’uniformité de la pensée et des cultures. Je ne partage pas l’inquiétude qu’exprime Michel Boyon du CSA sur le risque d’uniformité culturelle dans l’Internet[1].  Au contraire, la Toile nous offre des horizons nouveaux pour nous découvrir différents et singuliers. A vrai dire, le vrai problème est de savoir défendre nos singularités tout en évitant de nous enfermer dans un communautarisme d’exception.

Les réseaux sont devenus le moyen privilégié pour partager de l’information, donc du pouvoir. Depuis toujours, les diasporas culturelles, ethniques, scientifiques et marchandes constituent des communautés répondant au besoin historique de préserver l’identité de peuples éparpillés. Internet leur a offert un formidable instrument de cohésion, de partage de valeurs et d’émotions. Après les Bretons, les Luxembourgeois, les Corses mais aussi les Mexicains, les Chinois ou les Israéliens, ce sont des corporations entières qui, en se retrouvant sur le réseau Internet, envisagent désormais, pragmatiques, de faire des affaires entre elles, puis de proposer leurs services et leurs produits ailleurs, y compris auprès d’autres communautés. Ces communautés professionnelles ont toujours existé sous forme de corporations plus ou moins bien organisées, potiers, charpentiers, menuisiers, forgerons. Elles constituaient de puissantes fédérations qui avaient leurs saints patrons et des ramifications géographiques d’autant plus conséquentes que leurs apprentis devaient faire leur tour de France et bien au-delà parfois pour devenir compagnons. Ces communautés partageant des ressources en savoirs pratiquent des échanges sous toutes sortes de formes et de prétextes. Les entreprises l’ont bien compris qui ont repris le terme de « communautés de pratiques » pour se fédérer autour de leurs métiers fondamentaux. La vitalité de leur développement nous interpelle : les communautés virtuelles seraient-elles le modèle social de l’avenir ? Des communautés virtuelles qui ont pour première particularité de s’agréger en réseaux d’affinités et d’intérêts partagés[2]. Est ce encore le cas dans les espaces territoriaux historiques ? Je me suis interrogé de savoir quel parallèle on pouvait trouver entre les modes d’organisation traditionnels – caractérisés par des interactions sociales le plus souvent imposées par la proximité – et ceux des membres des communautés virtuelles – plutôt caractérisés par des relations choisies par affinités. Existe-t-il une cohésion sociale faible ou forte selon que l’on vit et travaille dans le monde réel ou le monde virtuel ? Peuvent-elles maintenir cette cohésion dans le tintamarre des échanges numériques ?

La Toile favorise la réinvention des liens sociaux Après avoir constaté l’inanité de compter sur des communautés (au sens communautariste) qui multiplient et renforcent leurs spécificités en constituant ainsi autant de murs entre elles, les individus les plus ouverts préfèrent la recherche de relations d’affinités rendues plus faciles par internet. Je pense à cette citation populaire «  on ne choisit pas sa famille, mais on peut choisir ses amis » dans un modèle social qui fonctionne par la libre circulation des idées et des connaissances. Sur notre nouvelle planète, la relation virtuelle, moins engageante physiquement, le groupe social minimise les « freins », idéalise la conscience collective et décrète ses propres normes, lois ou règles tout en libérant (moins d’autocensure) ses transactions interindividuelles. Il définit plus ou moins explicitement les compétences ou les expertises confiées à tel ou tel intervenant. Ici aussi, on trouve le cyber-cuistot, le cyber-gendarme, la cyber-infirmière, le cyber-professeur ou le cyber-médiateur. Comme dans la vie réelle, cette communauté est en danger permanent de se voir envahie par des prédateurs, des perturbateurs, qui menacent sa cohésion. Là encore la solidarité pourra s’exprimer ou non selon que les membres du réseau se sentent intégrés ou pas, qu’ils ont su percevoir leur utilité dans la communauté, ou pas. La cohésion sociale pourra alors s’incarner par des liens de loyauté, de solidarité et de confiance réciproque ouvrant des possibilités d’actions coopératives, sociales, économiques et politiques. Cet investissement relationnel quel qu’en soit la nature, les objectifs et les ressources, constituera un capital social que fera fructifier le groupe. Les foules numériques, rendues plus savantes, vont être issues de ces réseaux de relations. Agrégées selon des schémas, en partie identifiés, ces foules coopèrent pour défendre leurs intérêts, pour prendre un avantage ou défendre une cause qui les mobilisent. Par exemple, OneWorld en ouvrant son portail du Web sur les questions de justice sociale encourage les gens à intervenir là où les médias traditionnels ne sont pas assez déterminés pour traiter certaines questions importantes qui ne sont pas dans l’actualité du jour[3].

Internet, nouveau médiateur social et économique La Toile devient un médiateur social d’un type tout à fait nouveau qui désenclave l’individu tout en lui offrant une palette considérable de possibilités pour entrer en relation avec autrui. L’intensification des échanges sociaux est générale. Se déplacer pour voir des amis ou se réunir demande des efforts rendus inutiles grâce à tous les outils de communication. Si pour une entreprise on parle de « diminution du coût des transactions », pour un particulier on parlera d’une facilité incomparable pour se constituer un réseau personnel de relations, pour se désenclaver, se téléréunir, se tenir informé ou partager des idées et des émotions. http://www.good.is/post/pew-report-more-seniors-use-facebook-no-one-uses-second-life/Du coup, un réseau social sur internet peut être beaucoup plus vaste et fourni, beaucoup plus vivace et actif qu’un groupe social de proximité. Une étude récente de Pew Internet & American Life démolit (une fois de plus) le mythe de l’internaute solitaire. Dans cette enquête intitulée The Strength of Internet Ties (la force des liens sur Internet), Pew Internet indique qu’«Internet et le courriel jouent un rôle important dans le maintien des réseaux sociaux dispersés ». Ceux-ci viendraient compléter les communications téléphoniques et les rencontres en face à face au lieu de les concurrencer. L’étude américaine souligne également que les communications en ligne et le Web seraient couramment utilisés pour la résolution de problèmes personnels ou professionnels. Quelques 60 millions d’Américains auraient déjà employé Internet dans ce but au cours des deux dernières années. En outre, Internet et le courriel pourraient aussi augmenter le nombre des liens sociaux significatifs. C’est du moins ce qu’affirment 31% des interviewés (contre 2% qui déclarent le contraire). A mesure que l’internaute comprend les particularités et les richesses de la planète numérique, l’utilisateur s’enhardit. D’abord il apprend à consommer mieux, certes, mais aussi à mieux s’informer. Puis, il devient plus actif et interactif. Il participe à des groupes de discussions, s’engage parfois, s’informe toujours. Enfin, il devient acteur, crée son personnage, construit son image, personnalise les contenus de son blog à souhait, prenant de-ci de-là des éléments qui retiennent son attention. Le voilà producteur d’idées, d’avis. Ecoutant, il récoltait. Maintenant, il s’exprime : il sème !

Entre uniformité et singularité les internautes s’enrichissent de leurs échanges Internet ne signe pas seulement la fin historique des territoires sociaux, il favorise, avec les sites personnels, avec les blogs, la création d’une identité qui échappe à l’empreinte traditionnelle du curriculum vitae. Plusieurs millions d’avatars circulent déjà sur la Toile. Ce pourraient être des roses, comme ci contre, mais comme elles, si différentes néanmoins, aucun ne sera pareil. Sous leur vrai nom ou sous des noms d’emprunts, les internautes modifient les territoires sociaux traditionnels. Sur cette planète numérique nous assistons à la modification du périmètre de la socialisation avec d’un coté la résistance à une certaine promiscuité et, de l’autre, la recherche nouvelle d’intégration distante dans des tribus liées par les mêmes affinités. L’avantage de ces hyper rencontres est celui d’une fécondation mutuelle des valeurs, des connaissances. Le choc des cultures et des savoirs laisse à penser qu’il sera sans doute difficile aux individus, tout comme aux entreprises, de préserver leur identité originelle si, ils ou elles, manquent de relief et de singularités propres. Le prétendu risque d’uniformisation culturelle de la Toile offre au contraire à chaque internaute une plus grande capacité d’accès à de multiples cultures et, face sombre, le risque de se voir incapable de faire des choix qui structurent ses valeurs. Les agrégats se feront par affinités où l’expression « exception culturelle » ne sera plus qu’un mot grossier qui sera sans doute remplacée par l’expression « singularité culturelle ». Singularité constituée – n’en doutons pas – par la capacité d’un individu à s’enrichir des autres plus qu’à s’enfermer dans une exception culturelle qui se voudrait originale alors qu’elle n’est que fossilisée. Ce danger de l’exception est permanent dans les entreprises. Pas un commercial qui n’ait un jour entendu un responsable souligner la spécificité de son activité, de son organisation pour refuser de se remettre en cause. Tout le contraire de l’indispensable ouverture à la fécondation mutuelle des idées, des pratiques… et des cultures !


[1] Les Echos du 8 mai 2011

[2] Il y a plusieurs compréhensions possibles de ce terme ; les communautés anglosaxonnes partagent souvent un bien commun (Common welfare) ; souvent les communautés françaises ne sont que des coalitions d’intérêt ; dans le premier cas on trouve trace du protestantisme, dans le second pas grand-chose depuis l’abolition de la loi Le Chapelier sur les corporations pendant la Révolution

[3] http://www.oneworld.net/

Pour en savoir plus voir http://www.good.is/post/pew-report-more-seniors-use-facebook-no-one-uses-second-life/

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A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

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