Pour le millionième vol du tout nouveau Tupolev BU 333 de la compagnie charter « SkyBus », les passagers ont été accueillis à l’aéroport de Moscou par une délégation des cadres de l’industriel qui leur ont remis solennellement une maquette de l’avion avec une carte VIP qui leur assurera des remises régulières sur les vols de la compagnie à bas coûts. Les avionneurs russes ont de bonnes raisons de se réjouir. Pour une fois ils ont grillé la politesse aux européens et aux américains. Avec leur Skybus, ils sont devenus les fournisseurs de référence des nombreuses compagnies aériennes pour qui le transport low cost et ultra-low cost est un impératif de bonne gestion. Le « skybus » est la solution rêvé. Capable d’une vitesse à peine moins élevée qu’un long courrier, il bénéficie d’un coût de fonctionnement exceptionnellement bas et d’une mise en œuvre logistique lui garantissant des taux d’occupation enviables compte tenu de ses tarifs, voilà qui devrait garantir à la compagnie russe de quoi faire tourner ses usines durant des années.

Pourtant l’histoire du Tupolev BU 333 n’a pas été de tout repos. L’idée maîtresse de ce concept désigné sous le terme de Clip-Air en Europe, est d’apporter aux compagnies aériennes une flexibilité d’exploitation comparable à celle du rail ou des transports routiers. L’avion Clip-Air comprend, d’une part, la structure porteuse avec l’aile, les moteurs, le cockpit, les réservoirs, le train d’atterrissage et, d’autre part, la charge transportée, les passagers et/ou le fret. La capsule équivaut donc à un véritable fuselage d’avion, mais avec des attributs spécifiques qui lui permettent d’être accrochée rapidement sous l’aile volante.

Bien que l’avionneur russe ait une longue expérience des gros porteurs et des turbomoteurs Profan qui équipent l’avion, c’est au niveau de la cellule que sont venues les multiples difficultés qui ont failli faire capoter le projet. Si la maquette de l’avion ne posa pas de problème particulier en soufflerie, il en alla tout différemment lors des essais grandeurs nature. Développé depuis 2013, les avionneurs russes avaient initialement imaginé un appareil modulaire composé d’une aile volante sous laquelle on pouvait accrocher deux nacelles. Ces dernières sont traitées sur les tarmacs des aéroports afin de gérer les passagers et les bagages sans immobiliser les ailes volantes. Pour les observateurs avertis, cette création d’un avion tanker russe très original, à la configuration de vol particulière, avec ses deux nacelles de passagers de part et d’autre du son centre de gravité, restait sujette à beaucoup de réserves. Dont le risque, qui s’avéra fondé, de créer les conditions de déséquilibre en vol compte tenu de possibles différences de poids entre les deux nacelles difficiles à compenser au sol comme en vol. Par ailleurs celles-ci avaient l’inconvénient d’être d’une extrême sensibilité aux vents violents qui passent entre les deux nacelles qui pouvaient cisailler et modifier brutalement la trajectoire de l’avion lorsqu’il était en approche terrain. C’est ce qui est arrivé au prototype du Tupolev BU 333 en août 2018. Les ingénieurs russes du projet avaient sous estimés l’importance du roulis de l’avion dans certaines configurations de vol. Lors d’un essai, après avoir décollé de l’aéroport de Gumrak à proximité de Volvograd pour celui de Tchkalovsk, un aéroport militaire de la région de Moscou, de fortes rafales de vent déstabilisèrent l’avion et l’on frôla la catastrophe. Le BU333 du revenir se poser en catastrophe sur Gumrak.

Depuis, les russes sont revenus à une version plus classique d’une nacelle centrale pour les passagers, de taille plus ou moins importante et de configuration adaptée aux besoins locaux. La nacelle destinée aux passagers est clipée sous la partie supérieure composée d’une aile volante motorisée. Les ingénieurs de Tupolev ont choisi de privilégier l’utilisation de turbomoteurs à hélice Profan considérant que la vitesse atteinte par cette solution (entre 700 et 800 kms/heure) n’était pas bien inférieure à celle des avions de ligne équipés de turboréacteurs capables d’atteindre les 900 km heure en vitesse de croisière. La consommation du nouveau BU 333 aura été ainsi réduite de moitié sans que la durée des vols pour les courtes et moyennes distances ait été significativement sacrifiée. Compte tenu du bruit, les moteurs ont été installés au dessus des ailes, ce qui limite encore les interférences aérodynamiques affectant le dessous de l’aile et le module passagers qui reste central afin de ne pas affecter le pilotage et la manœuvrabilité de l’avion.  Par contre les ingénieurs ont su inventer des modules de différentes tailles afin de s’adapter à des usages polyvalents par exemple comme antenne chirurgicale mobile tout équipée. Autre innovation, un système d’accrochage rapide sur les modules qui permet d’accélérer les opérations préparatoires au vol et d’interchanger ceux qui poseraient problème. Les experts font état d’un taux de remplissage plus performant, d’une flexibilité accrue de l’offre et des avions qui ne volent plus à vide. Des gains supplémentaires proviennent des économies de maintenance, de stockage et de gestion. La « de deuches » volante est née à l’intérieur d’un pays où l’avion est souvent le seul mode de déplacement. L’arrivée de Skybus aura facilité les liaisons transversales grâce à des besoins logistiques moins sophistiqués et permis de soulager l’encombrement croissant des aéroports de la région de Moscou qui, compte tenu d’un centralisme excessif, regroupaient plus de 70% du trafic intérieur et 80% du trafic international[1]. Avec leur Tupolev 333, les russes ont ouvert la voie au transport aérien moderne, rustique, fiable, plus flexible, plus proche des besoins, plus rationnel et moins énergivore.

Côté français, après l’échec relatif de l’A 380, très gros porteur long courrier capable de transporter de 525 à 853 passagers, Airbus industries a mis longtemps à s’intéresser aux autobus volants. Pourtant, c’est en Europe et grâce à l’ingéniosité de Claudio Leonardi, chef du projet Clip-Air à l’école polytechnique de Lausanne que fut imaginée et analysée en détail l’idée de ce type de transport[2]. Une maquette de l’avion Clip-Air a d’ailleurs été présentée pour la première fois au Salon international de l’aéronautique et de l’espace du Bourget, près de Paris en 2013. En France, l’ingénieur de l’Aérospatiale, André Deterrer aura des années durant interpellé sans grand succès ses supérieurs afin de les alerter sur ce concept prometteur. A l’époque tous les ingénieurs de l’aéro, fanas de Concorde, ne pensaient que performances techniques là où les suisses comme les russes pensaient performances économiques. Airbus Industries aura pris des années de retard sur les russes, le Skybus français volera quasiment dix ans plus tard, laissant aux russes le monopole des avions de transport low cost. Mais le prestige de notre avionneur en aura pris un coup.

Ettighoffer Avril 2040 En savoir plus: http://actu.epfl.ch/news/l-epfl-presente-un-avion-modulaire-au-bourget-4/

[1] Le trafic de la capitale russe s’effectue presque exclusivement dans trois aéroports, Vnukovo, Sheremetievo et Domodedovo, et enfin Bykovo qui n’intervient que de façon tout à fait marginale (moins de 10 000 passagers en 2008) ; comme une dizaine d’autres aérodromes de la région, il est utilisé par l’aviation générale, l’industrie aéronautique et les militaires.

[2] Le projet Clip-Air entend aussi répondre aux préoccupations environnementales et aux objectifs fixés par l’ACARE (Conseil européen pour la recherche et l’innovation dans l’aviation) de réduire de 50% les émissions de CO2 d’ici à 2020.

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A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

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