« L’homo connecticus » va devoir apprendre à être immobile et supersonique à la fois, car le monde va vite, très vite. Mais les nouvelles technologies bien plus encore.
L’union du « tout-numérique » (convergence PC-TV-téléphone) avec les autoroutes de l’information, les promesses d’un réseau mondial vraiment interactif au sein duquel des millions d’« hommes connectés » communiqueront, travailleront, joueront sur un même écran et en temps réel, tout cela ne se produira pas sans mutations sociales et économiques importantes, mais encore difficiles à appréhender. Dominique Nora, auteur des « Conquérants du cybermonde » (1), évite autant que possible les conjectures : « Spéculer sur les conséquences sociales de la révolution numérique permet de dire à peu près tout et son contraire. »
Il n’est cependant pas interdit de poser des questions, ni de s’inspirer des réponses de ceux qui en donnent déjà. Une chose est sûre : tout se passe comme si l’internet était bien la troisième étape de la révolution informatique (après les semi-conducteurs et les PC). Le réseau des réseaux compte aujourd’hui quelque 50 millions d’utilisateurs et l’on en attend 100 millions pour l’an 2000. « La question n’est donc pas de savoir si cette évolution va se poursuivre, affirme Bernard Perret, administrateur de l’INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques) en France, mais bien de prévoir ses conséquences sur les modes de vie et l’emploi. »
A ce titre, l’ouvrage collectif intitulé » Travail au XXIeme siècle » (2), prêt-à-penser d’inspiration toute libérale des autoroutes de l’information, indique le chemin emprunté par les Etats-Unis : « Une autre économie se développe, de plus en plus orientée vers les services, explique Hugues de Jouvenel, directeur de la revue « Futuribles ». La richesse repose désormais pour l’essentiel sur l’immatériel (brevets, logiciels, informations), principale source de valeur ajoutée. » Dès lors, « grâce » aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), les futurs prestataires de services travailleront de plus en plus à domicile, à leur compte et à temps partiel.
Difficile dans ces conditions de comptabiliser véritablement les heures de travail, qui se confondent dans un même lieu avec certains loisirs à l’écran. Cela signifierait la fin du salariat à plein temps et remettrait en question à terme l’Etat social, puisque, pour Denis Ettighoffer, président fondateur d’Eurotechnopolis Institut et consultant, « moins de salariés, c’est moins de cotisants, donc moins de recettes » pour l’Etat. On voit mal dans ces conditions comment l’on pourra encore financer l’AVS. Cette dérégulation est déjà amorcée en faits, « puisqu’aux Etats-Unis plus de 90% des emplois créés ces dernières années étaient temporaires. »
Mais le futurologue du post-industriel ne voit pas que des mauvais côtés à retarder l’entrée dans la retraite et accélérer la précarité professionnelle : le « tout-numérique » selon lui, redonnera la possibilité à l’homme d’être « polyactif », le débarrassant des chaînes de la production taylorisée, répétitive et conformiste. Après tout, « nos arrière-grands-parents étaient déjà « polyactifs », explique-t-il, sabotiers le matin, éleveurs à midi, fromagers le dimanche, bouchers-charcutiers à Pâques, vignerons et vinaigriers à l’automne. » Pour Denis Ettighoffer, le monde du travail passera donc « d’une logique de recherche de l’emploi à une logique d’offre de services », sur un marché international des compétences entretenu par des entreprises plus ou moins virtuelles.
Davantage de chômeurs à cause des nouvelles technologies ? Allons bon, ce serait « accuser le couteau du meurtre », souligne Anne de Beer, sociologue de la communication et professeur à Paris III-Sorbonne Nouvelle. Pour elle, ce sont les entreprises qui ont fait fausse route ces dix dernières années en pensant améliorer la productivité par l’introduction systématique de machines et la suppression d’emplois. La machine n’est pas en soi une panacée contre la baisse du taux de profit. C’est l’amélioration de la qualité de l’organisation qui occasionne des économies. Elle observe en effet que « l’émergence des nouvelles technologies de l’information, a permis l’éclosion de milliers de petites entreprises, moins hiérarchiques, plus performantes et souples que les grosses compagnies. ».
Les mutations socio-économiques pressenties s’accompagneront de fait de changements importants dans la vie privée. « L’informatique n’est plus une histoire d’ordinateur, c’est un mode de vie », écrivait voici deux ans Nicholas Negroponte (3). Campé aux avant-postes du high-tech, le fondateur et directeur du célèbre Medialab (laboratoire des médias) au Massachusetts Institute of Technology de Boston rêvait à haute voix : « Les ordinateurs ont quitté les énormes pièces climatisées pour s’installer dans les placards, puis sur nos genoux, avant de se ranger au fond de nos poches. » Au début du prochain millénaire, prédisait-il, « il n’est pas impossible que vos boucles d’oreilles ou vos boutons de manchettes ne communiquent entre eux par le biais de satellites. Votre téléphone ne sonnera plus sans réfléchir : il recevra, triera, voire répondra aux appels comme un valet de chambre bien stylé. » Science-fiction en 1995, demi-réalité aujourd’hui, le « tout-numérique » amorce sans doute le virage suivant, celui de la fenêtre ouverte sur le monde, ou plus exactement, l’immixtion généralisée du « cybermonde » à domicile.
Dès lors, l’usage cumulé et croissant du même outil verrait le temps passé à l’écran augmenter sensiblement. Qu’il s’agisse d’une recherche d’emploi ou d’une offre, d’un achat, d’une commande ou d’une information, la machine satisferait la demande à la vitesse de la lumière, quelle que soit la distance parcourue pour l’obtenir. L’« homme-connecté » sera donc à la fois immobile et supersonique. Une condition que Paul Virilio (4), spécialiste français de la vitesse, présente comme un grand risque. Prenant le masque de Cassandre, il stigmatise depuis plusieurs années « la domination de l’inertie par le téléachat, le télétravail, et de manière générale la tyrannie du temps réel engendrée par les technologies de la vitesse absolue qui abolissent les distances et les délais. » Pour Paul Virilio, « il y a trois murs : du son, de la chaleur et de la lumière, les deux premiers ont été franchis, le troisième, on ne le passe pas, on rentre dedans » (5).
Mais pas tous en même temps. Outre les personnes qui démissionnent « intellectuellement » face à l’informatique, certaines font aujourd’hui un véritable blocage devant les nouvelles technologies de l’information : ce sont les laissés-pour-compte des inforoutes. Bien que majoritaires, on les affuble d’une nouvelle maladie : la technopathie. Elle exclut deux catégories d’utilisateurs de l’interactivité : ceux qui ne comprennent pas les messages affichés (icones, idéogrammes, signes) et ceux qui ne supportent pas d’agir dans l’immédiateté. Il convient d’y ajouter les illettrés (9% en France et en Suisse). Mais aux Etats-Unis, qui en comptent déjà 20%, les programmateurs ont prévu une parade. Ainsi par exemple, certains conducteurs de chariots élévateurs portent à la ceinture un système d’instruction par ordinateur parlant. « De là à dire qu’il revient moins cher d’élaborer une nouvelle technologie pour pallier l’illettrisme que d’éliminer l’illettrisme lui-même… » conclut Anne de Beer. L’ambiguïté est là.
Mais pour les visionnaires de l’interactivité, les problèmes scolaires seront bientôt résolus. Le numérique concentré, et toujours meilleur marché, offrira des possibilités d’apprentissage sans égal. Certains, comme Brian C. Carson, de l’Université du Dakota, prédisent pour 2010 l’école à domicile grâce à la télévision câblée. Une école qui s’adressera aussi aux adultes qui, pour rester compétitifs sur le marché du travail, seront en formation continue en permanence. Après tout, rappelle Nicholas Negroponte, « les sans-abri du numérique, les cyberexclus sont d’abord les adultes ».
Le cybertravailleur, qui fait fi des frontières, pourrait bien devenir aussi un nouveau citoyen ou « netoyen » (de l’anglais Netizen, citoyen du Net). De fait, aujourd’hui déjà, l’internet fait tomber un certain nombre de barrières et le travailleur saisonnier, voire le migrant virtuel, passe en douce d’un pays à l’autre depuis son domicile. Ce qui soulève un nombre incalculable et inextricable de problèmes économiques, juridiques, éthiques, et pose de manière plus générale, la question de la liberté. Comment dans ce nouvel univers, établir un équilibre satisfaisant entre vie privée et sécurité collective, liberté individuelle et raison d’Etat ? Peut-être en s’inspirant des mises en garde de Norbert Wiener, l’un des pères de la cybernétique qui écrivait en 1952 : « La technologie, loin d’être neutre, est un outil qui sera ce qu’en feront les hommes. » (6).
Arnaud Dufour et Michel Beuret, Webdo Mag, septembre 1997
(1) : Dominique Nora, « Les conquérants du cybermonde », Paris, Gallimard, 1997 (1995).
(2) : « Le travail au XXIe siècle: mutations de l’économie et de la société à l’ère des autoroutes de l’information », sous la direction de Gérard Blanc, Paris, Dunod, 1995. Disponible en téléchargement gratuit sur ce site
(3) : Nicholas Negroponte, « L’homme numérique », Paris, Robert Laffont, 1995.
(4) : Paul Virilio, « La vitesse de libération », Paris, Galilée, 1995.
(5) : « Internet : l’extase et l’effroi », Le Monde Diplomatique – Manière de voir, octobre 1996.
(6) : Norbert Wiener, « Cybernétique et société », Ed. des Deux Rives, Paris, 1952.