Il est difficile d’identifier les communautés invisibles qui se sont constituées au fil du temps dans l’entreprise. Il est même délicat de les chercher. Elles n’ont pas de statut formel, pas de légitimité ni d’encadrement. Il s’agit plutôt de liaisons informelles entre des personnes qui seraient d’ailleurs bien étonnées si on leur disait qu’elles forment un réseau d’influence. Il est inutile de se lancer dans une recherche de ces communautés. Il faut mieux en déceler les effets au travers des réseaux d’affinités, car les réseaux en disent long sur une société, sur une entreprise.
Il y a quelques années de cela, j’ai eu l’occasion de parler méthodes avec un grand architecte. J’étais curieux de savoir comment il organisait les espaces bureaux selon les fonctions et la logistique correspondante sur ses plans. Pour arbitrer les emplacements des espaces fonctionnels, me dit-il, il faisait compter le nombre de pas nécessaires pour aller d’un site à l’autre, d’un bureau à un autre ou, différemment, vers des services communs. Il incluait dans ses calculs le nombre de fois où un collaborateur de l’entreprise pouvait être amené à faire le trajet. Je devais adapter plus tard sa méthode pour l’utiliser dans les études sur les schémas directeurs de communication. J’appelais cette méthode : l’analyse de l’intensité des relations. Il s’agissait de mesurer la fréquence des interactions, l’importance accordée à cette relation et l’urgence d’une relation entre deux ou plusieurs individus, entre deux services. Par exemple faire appel à un service de sécurité peut s’avérer urgent et peu fréquent alors que l’appel à un support informatique peut s’avérer a la fois urgent et fréquent. Mais là il peut s’agir d’une anomalie comme nous avons pu le constater dans une direction informatique débordée par des demandes incessantes de modifications d’un logiciel maison.
Au début nous avons décidé d’utiliser ma méthode en parallèle avec celle du recueil d’entretiens plus classique. Ma méthode s’avéra plus rapide pour établir des schémas de relations et d’interactions entre services, entre personnes. On pouvait diagnostiquer ce qu’il était difficile de sortir d’une série d’entretiens, à savoir les dérives relationnelles entre les acteurs internes/externes. C’est comme cela que j’ai pu montrer que bien des cadres soi-disant débordés, s’agitaient beaucoup, mais ne passaient pas suffisamment de temps avec leurs collaborateurs afin d’animer leurs équipes[1]. Au passage je vivais quelques anecdotes amusantes. Par exemple, l’individu ayant les contacts les plus fréquents avec un préfet était le concierge qui mettait le drapeau à la fenêtre. C’est aussi ainsi que je découvrais dans un réseau de restauration un magasinier faisant l’objet de visites si fréquentes que cela en était anormal. Au point que l’on décela un magasin bis très rémunérateur qui tournait en cachette. Ce qui entraina quelques problèmes pour son responsable. Différemment, nous fûmes amenés à diagnostiquer des relations (ou plutôt le manque de relations) entre des personnes et des services qui évitaient soigneusement tout contact avec un directeur d’unité, au point que celui-ci ne savait plus ce qui se passait dans ses équipes. Dans un premier temps le directeur général, informé, ne voulut pas accepter l’idée que du personnel refusait de collaborer avec un responsable pourtant considéré, après une analyse plus poussée, comme odieux et incompétent. Une autre fois, nous devions diagnostiquer une intensité relationnelle très basse d’un service marketing d’un grand opérateur avec son marché. Étonnamment, dans cette direction, le service ayant le plus de contacts avec les clients était le service comptable ! Après, une enquête complémentaire, nous devions apprendre que ce service marketing n’avait plus de responsable depuis de longs mois. Il se sentait abandonné par sa direction générale et se recroquevillait sur lui-même faute de directives et d’impulsion.
Toutes ces histoires ont à voir avec la nature et la spécificité des réseaux de relations humaines. Jeunes organisateurs, nous devions travailler sur les structures, les modèles économiques, les organisations et le bon fonctionnement de ces ensembles. Aujourd’hui, bien des cabinets de conseils interviennent pour agir sur les comportements des individus dans la vie collective de l’entreprise. Ils ont pour mission de faciliter et d’encourager le travail collaboratif. Car la coopération n’a de sens et ne fonctionne que dans un contexte volontaire. Il est impossible de contraindre quiconque à collaborer, à coopérer dans un réseau. Cela implique que chaque acteur, en tous les cas le plus grand nombre, accepte une relation plus régulière et sans doute plus intense avec les membres de son réseau. De plus il conviendra que ce réseau corresponde aux « affinités » naturelles de ses membres. Affinités qui se construisent sur la base de valeurs professionnelles partagées. Dans un réseau d’entreprise la confiance fonctionne lorsque les personnes se connaissent les unes les autres localement. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai découvert que des salariés ne savaient même pas le rôle précis de collègues qui travaillaient dans un bureau proche du leur. Le rôle d’animation de la direction n’en est que plus important. Fini la caporalisation de l’entreprise : la coopération naît du sentiment de son utilité sociale et professionnelle. Il faut savoir la révéler. Ce qui oblige tout « maître des réseaux » à avoir une idée claire des buts et de la nature des relations qu’il souhaite voir s’y développer.
[1] Voir plus de détails dans le « Syndrome de Chronos »