Courant 1996, le président d’un groupe de presse demanda une étude sur les applications possibles du télétravail dans ses services. Au bout de quelques semaines d’investigations, le cadre en charge du projet lui remit ses conclusions. En résumé, constatait-il, «durant les dernières années l’informatique et la télématique ont complètement transformé une majeure partie des métiers dans notre groupe. Les journalistes utilisent des micros et des messageries électroniques pour écrire et envoyer leurs articles directement au responsable de la mise en page qui prépare les titres sans ressaisies ni modifications importantes. Les agents de publicité et les vendeurs passent l’essentiel de leur temps au téléphone pour prendre des rendez-vous et placer nos produits. Les «bons à tirer» se font à distance, la surveillance et la collecte de nos annonces professionnelles passent par l’informatique.» Bref, concluait-il, «la dématérialisation de l’essentiel de nos tâches et de nos services fait que nous sommes une majorité à être des télétravailleurs qui nous e… tous les matins pour trouver une place de parking près de nos bureaux !»

Une majorité qui restera invisible, car le président de cette société n’a pris aucune initiative à la suite du rapport de son collaborateur. Ils n’ont pas été délocalisés, ils n’ont pas été invités à faire du temps de travail partiel à la maison en utilisant les outils de leur entreprise. Quant aux autres, ils n’entraient pas dans la définition du télétravailleur de base. En d’autres termes, voilà des télétravailleurs qui n’auront pas d’existence statistique. Les employés de cette entreprise, comme ceux de biens d’autres sociétés qui passent l’essentiel de leur temps à travailler à distance sont la masse manquante du télétravail. Elle n’apparaît dans aucune statistique officielle. Elle constitue pourtant la part la plus importante et la plus significative d’un phénomène qui affecte la majeure partie du monde du travail : le travail à distance ou télétravail.

Sous prétexte que votre instrument de mesure ne perçoit que les individus ne dépassant pas 1,50 m, établiriez-vous une politique de construction automobile en prenant pour modèle seulement les individus ne dépassant pas cette taille ? C’est ce qui se passe avec le télétravail, l’instrument de mesure n’est pas fiable, le reste est à l’avenant. Que pour des raisons méthodologiques l’on soit amené à définir des critères sélectifs de populations données (travailleurs à domicile ou pas, travailleurs indépendants ou pas, qui sont dans une agence ou dans un centre d’affaires ou pas, qui travaillent à distance plus ou moins longtemps, etc.) rien que de très normal. On peut définir et arbitrer contradictoirement les paramètres qui permettront de cerner une population donnée et, selon une définition convenue, faciliter ainsi l’étude quantitative. La nécessité de procéder à des arbitrages en matière de méthodes destinées à une analyse quantitative et qualitative n’est pas contestable. Ce qui le devient, c’est lorsque l’on se garde de rappeler la nature et les spécificités des instruments de mesure – qui réduit et déforme bien évidemment la réalité du phénomène observé – pour en faire implicitement une norme de fait. Du coup, le caractère réductionniste de la méthode est occulté, ne reste que le résultat d’une mesure qui ne donne du phénomène qu’une image partielle. Ce qui limite la visibilité des enjeux sociaux et économiques auxquels notre société doit faire face. Tout ceci aboutit, à l’heure du bureau virtuel et des applications foisonnantes du travail en groupe assisté par ordinateur (groupware), à un décalage croissant entre la réalité observée dans les entreprises, le monde du travail réel et la «normalité» supposée du télétravailleur, qui n’est autre que le fruit d’un compromis méthodologique. Ironie des choses, alors que l’on s’acharne à trouver un télétravailleur de base «statistiquement correct», vous êtes chaque jour plus nombreux à vous installer des heures entières devant votre ordinateur afin de travailler efficacement avec vos clients et vos collègues, non sans vous être e… longuement pour trouver une place de parking. Patience, vous faites partie des gens qui deviendront statistiquement visibles… le jour où vos dirigeants voudront faire des économies de parking !

La Lettre d’Eurotechnopolis Institut Nº 11 – Automne 1997 Denis Ettighoffer

Précédent

Le "cybermonde" s'invite à domicile

Suivant

Chronos

A propos de l'auteur

Denis

Denis Ettighoffer, fana de science-fiction, auteur de « L’entreprise virtuelle », le livre qui l’a fait connaître en 1992 est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ses contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels sont nombreuses. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Son parcours atypique aura forgé chez lui une pensée singulière. Son dernier livre, « Netbrain, planète numérique, les batailles des Nations savantes » (Dunod) a reçu le prix du livre du Club de l’Economie Numérique en 2008. Denis Ettighoffer un temps Membre correspondant de l’Académie de l’Intelligence économique collabore désormais avec l’équipe d’IDEFFIE (Développement de l’expertise française et francophone à l’international et en Europe ) .

Voir aussi

deux − 2 =